Le travail du rêve suit les lois du signifiants

« Dans le rêve ne l’intéresse que son élaboration. Qu’est-ce à dire ? Exactement ce que nous traduisons par la structure de langage.

Comment Freud s’en serait-il avisé, puisque cette structure par Ferdinand de Saussure n’a été articulée que depuis ? Si elle recouvre ses propres termes, il n’en est que plus saisissant que Freud l’ait anticipée »  Jacques Lacan[1]

Avant Freud, seul le contenu manifeste du rêve, tel qu’il se présente au réveil, faisait l’objet des investigations des oniromanciens et de la plupart des philosophes.

Le procédé d’analyse des rêves qu’introduit Freud met en évidence le contenu latent, soit les pensées du rêve qui le conditionnent dans les dessous : « C’est à partir de ces pensées latentes et non à partir du contenu manifeste que nous cherchons la solution ».

Dès lors, il s’agit d’établir les relations entre le contenu manifeste du rêve et les pensées latentes dont il s’origine. L’analyse freudienne du rêve suggère donc une double transcription

  • les pensées du rêve sont transcrites dans le contenu manifeste
  • le contenu manifeste, qui se présente comme un rébus, doit être transcrit dans le langage des pensées du rêve.

Le travail du rêve est au cœur de ce processus. Le travail du rêve consiste en un travail d’élaboration psychique, il s’agit d’intégrer et de lier entre elles les excitations présentes dans le psychisme, soit, à suivre Freud, à maîtriser le conflit infantile et/ou sexuel réveillé par un événement récent.  Tout en tenant compte de la censure, qui tente à maintenir ces excitations dans l’inconscient.

Freud détermine quatre facteurs participant au travail du rêve : la condensation, le déplacement, la figurabilité et l’élaboration secondaire.

1/ La condensation rend compte de la disproportion entre le contenu manifeste du rêve et les pensées latentes y afférant : « Le rêve que nous nous rappelons au réveil ne serait alors qu’un reste de l’ensemble du contenu du rêve, qui aurait la même étendue que les pensées du rêve si nous pouvions nous le rappeler tout entier ».

La condensation se définit (Larousse) bien sûr comme l’action de ne garder que l’essentiel, mais elle désigne aussi le passage d’une vapeur à l’état solide ou liquide, soit le processus qui donne du poids à ce qui n’était que vaporeux. La thermodynamique étant la science en pointe en cette fin du XIXème siècle, on ne peut s’empêcher à l’emploi métaphorique de ce terme par Freud.

La condensation rassemble et fond des éléments inconscients qui ont quelque chose en commun, de manière à produire un contenu condensé des pensées latentes dans le contenu manifeste.

Le rêve apparaît en quelque sorte comme une grande condensation, qui agglomère en quelques images un vaste contenu de pensées liées symboliquement. Ainsi, dans le rêve de la Monographie Botanique, « le mot botanique est un véritable nœud où se rencontrent de nombreuses associations d’idées (…) les souvenirs du Pr Gärtner et de sa florissante jeune femme ; de ma malade Flora ; de la dame à qui son mari avait oublié d’apporter des fleurs (…) la fleur favorite de ma femme », etc.

C’est ainsi que se forment les personnes collectives, qui réunissent en une seule entité du rêve les traits de plusieurs personnes, simultanément ou successivement.

Le processus de condensation est, par ailleurs, particulièrement remarquable quand il porte sur les mots ou les noms : « Les mots dans le rêve sont traités comme des choses, ils sont sujets aux mêmes compositions que les représentations d’objets ». Ce que reprendra Lacan : « Que le rêve dispose de la parole n’y change rien, vu que pour l’inconscient, elle n’est qu’un élément de mise en scène comme les autres »[2].

2/ Le déplacement est le second processus essentiel participant au travail du rêve. Le déplacement est l’œuvre de la censure, c’est le procédé principal de la déformation qui donne le caractère énigmatique au rêve.

En chimie, le déplacement désigne la réaction au cours de laquelle un corps se substitue à un autre dans un composé (Larousse).

Ici, il s’agit avant tout du déplacement de la charge affective, de l’énergie libidinale d’une motion psychique de grande importance, à une autre motion de faible valeur énergétique,  et inversement : autrement dit, « Le rêve est autrement centré, son contenu est rangé autour d’éléments autres que les pensées du rêve » dont il s’origine. Ce qui rend compte de la différence entre le texte du contenu du rêve, et le texte des pensées du rêve : « Il y a eu, lors de la formation du rêve, transfert et déplacement des intensités psychiques des différents éléments ».

C’est que, pour que ces éléments intensément chargés d’affects parviennent à figurer dans le rêve, « il faut qu’ils aient échappé à la censure ».

Que le déplacement se fasse « d’une représentation à une autre qui lui est étroitement associée », soit le remplacement d’un élément par un autre; ou qu’il procède « d’un échange d’expressions verbales entre les pensées », soit le remplacement de l’expression verbale d’un élément par celle d’un autre ; « il s’agit dans les deux cas de déplacement le long d’une chaîne associative« . 

Encore une fois, les mots se prêtent très bien au processus de déplacement : « Tout le domaine des jeux de mots peut ainsi servir au travail du rêve. Il ne faut pas s’étonner du rôle que joue le mot dans la formation du rêve. Le mot, en tant que point nodal de représentations nombreuses, est en quelque sorte prédestiné aux sens multiples ».

3/ L’insistance que nous trouvons chez Freud, après avoir lu Lacan, sur le rôle des mots dans la formation du rêve, suggère que condensation et déplacement constituent en quelque sorte une grammaire du rêve, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire l’ensemble des structures linguistiques propres à la langue du rêve.

C’est ainsi que, très tôt, Lacan rapproche ces deux processus primordiaux du travail du rêve, aux figures de styles qui organisent le langage parlé, métaphore et métonymie. La rhétorique, l’art de bien parler qui nous vient des grecs, distingue trois tropes ou figures de style : la métonymie, la métaphore, et la synecdoque, cette dernière étant aujourd’hui considérée comme une métonymie particulière, essentiellement quantitative (la partie pour le tout).

La métonymie, du grec « metônumia », de « meta », « à la place » de et oroma, le « nom », est le procédé par lequel un concept est désigné par un terme désignant un autre concept, qui lui est relié par une relation nécessaire (Larousse). Soit, ce que Freud entend par l’échange d’expressions verbales d’un élément à l’autre, auquel il est lié par une chaîne associative : le déplacement.

La métaphore vient du grec « metaphora », transporter. La définition du Larousse désigne l’emploi d’un terme concret pour exprimer une notion abstraite par substitution analogique, sans qu’il y ait d’élément introduisant formellement une comparaison. La condensation proposée par Freud permet ainsi de réunir en un seul élément diverses pensées du rêve, « des nœuds où des pensées du rêve ont pu se rencontrer en grand nombre, parce qu’ils offraient à l’interprétation des sens nombreux ».

C’est dans « ‘L’instance de la lettre » (1957), que Lacan formule l’homologie entre ces deux premiers procédés du travail du rêve et les tropes de la parole décrites par la rhétorique :

« Les deux versants de l’incidence du signifiant sur le signifié s’y retrouvent.

La Verdichtung, condensation, c’est la structure de surimposition des signifiants où prend son champ la métaphore (…)

La Verschiebung ou déplacement, c’est au plus près du terme allemand ce virement de la signification que la métonymie démontre et qui, dès son apparition dans Freud, est présentée comme le moyen de l’inconscient le plus propre à déjouer la censure.[3]
Qu’est-ce qui distingue ces deux mécanismes, qui jouent dans le travail du rêve, un rôle privilégié, de leur homologue fonction dans le discours ? Rien, sinon une condition imposée au matériel signifiant, dite Rücksicht auf Darstellbarkeit qu’il faut traduire par : égard aux moyens de la mise en scène… ».

Reprenant les travaux du linguiste Jakobson (1896-1982), Lacan attribue à la métaphore, la substitution par similarité (analogie, contraste, etc.) ; et à la métonymie la substitution par contiguïté (proximité, subordination, coordination, etc.).

Le rêve sera pour Freud la « voie royale d’accès à l’inconscient », dans ce sens où il se rend compte, que le rêve, comme le lapsus, le mot d’esprit ; soit, ces dérapages de la parole, auxquels il s’intéresse dès la fin de l’écriture de la Traümdeutung,  ces manifestations de l’inconscient, possèdent un langage commun, celui de l’inconscient. Lacan fait un pas de plus, en remarquant à propos du chapitre VI : « Ce qu’il articule au début de ce chapitre de la façon la plus claire, et en toutes lettres, que depuis tant d’années j’articule, que l’inconscient est structuré comme un langage »[4].

4/ Les procédés de figuration constituent le troisième processus de formation du rêve.

Le rêve, comme les arts plastiques, « n’a aucun moyen de représenter les relations logiques entre les pensées qui le composent », comme : parce que, quand, bien que, ou, etc. En tout cas, pas directement, car il y parvient néanmoins « en modifiant leur figuration ».

  • Le rêve réunit en un seul tout, tableau ou suite d’événements, les fragments de pensées reliées entre elles, les relations logiques se présentent comme simultanées : « Chaque fois qu’il rapproche deux éléments, il garantit par là même qu’il y a un rapport particulièrement étroit entre ce qui correspond dans les pensées du rêve ».
  • Les relations causales se succèdent dans le temps l’une à l’autre, soit « succession de rêves, soit transformation immédiate d’une image en une autre ».
  • « Le rêve paraît ignorer le non », mais « il excelle à réunir les contraires et à les représenter en un seul objet. Le rêve représente souvent aussi un élément quelconque par son désir contraire ». L’inconscient, le matériel refoulé, ne saurait en effet connaître la négation. C’est bien pourquoi, la négation s’exprime par son contraire, ce que Lacan appellera la dénégation. L’exemple le plus parlant dans la cure, c’est lorsque l’analyste demande « à qui pensez-vous ? », l’analysant répond aussitôt « pas à ma mère » : vous pouvez être sûrs qu’il s’agit d’une dénégation.
  • « Le rêve dispose de moyens innombrables pour représenter » la ressemblance, en fondant les différents éléments en une seule unité, par le procédé de l’identification ou de la personnalité composite.

À ce propos, Freud indique : C’est la personne même du rêveur qui apparaît dans chacun des rêves, je n’ai trouvé aucune exception à cette règle. Le rêve est absolument égoïste. Quand je vois surgir dans mon rêve non pas mon moi, mais une personne étrangère, je dois supposer que mon moi est caché derrière cette personne derrière l’identification. Il est sous-entendu ».

La règle fondamentale de l’analyse, l’association libre, peut permettre ce même surgissement de l’inconscient, dans le transfert. Au mieux, le dire de l’analysant est à entendre comme le contenu manifeste d’un rébus inconscient qu’il s’agit de mettre à jour. Le rêve, tout comme le symptôme névrotique et l’association libre sont un même langage, un rébus qu’il s’agit de déchiffrer, et Freud dès 1900, nous donnes les clefs de ce déchiffrement.

5/ La figuration par symboles, et autres rêves typiques, est à lire, depuis Lacan, comme l’aliénation du sujet dans les signifiants transmis par le grand Autre : le folklore, les mythes, les légendes, dictons et proverbes, le roman familial, etc., tous ces signifiants dans lesquels chaque parlêtre baigne dès avant sa conception. Cette symbolique, partie prenante de l’inconscient du sujet, à son insu, participe à la figurabilité du rêve.

 Pour autant, Freud tente de se démarquer de nombre de ses disciples de la première heure, réunit dans « le bureau central des rêves », qui collectent les symboles dans les rêves afin de produire un « dictionnaire des symboles oniriques » qui serait, pour le coup, désubjectivé.

Ces symboles, transmis par la culture et la généalogie dans lesquelles est aliéné le sujet, ne saurait rendre à eux seuls expliciter l’inconscient à l’œuvre dans le rêve : simplement, dit Freud « La figuration symbolique est au nombre des procédés indirects de représentations ». C’est-à-dire, que le rêve utilise ses symboles transmis pour figurer le conflit intrapsychique singulier de l’analysant. C’est ici, entre autres, la ligne de fracture entre Freud et un certain nombre de ses premiers disciples, comme Jung avec ses archétypes.

Les rêves typiques correspondent en fin de compte à certains désirs humains communs à tous, et d’ailleurs ce sont ces mêmes désirs qui fondent les mythes, comme celui d’Œdipe, mis en avant par Freud.

Le symbole, éminemment lié au bain culturel dans lequel est né le sujet, participe au procédé de figuration du rêve. Un asiatique bouddhiste, un africain animiste, ou un européen intégriste n’auront en effet pas tout à fait les mêmes symboles à leur disposition pour figurer le désir conflictuel qui cherche à se frayer un chemin par la voie du rêve. Il convient d’en tenir compte. Pour autant, à l’encontre d’une incertaine ethnopsychanalyse qui connaît une certaine vogue actuellement, Freud nous prévenait déjà : « Je voudrais mettre en garde contre la tendance à surestimer l’importance des symboles, à réduire le travail d’interprétation du rêve à une traduction des symboles, à abandonner l’utilisation des idées qui se présentent à l’esprit du rêveur pendant l’analyse. Les deux techniques doivent se compléter, mais d’un point de vue théorique aussi bien que pratique, la plus importante est celle que nous avons décrite en premier lieu, celle qui donne l’importance décisive aux explications du rêveur ; la traduction en symbole n’intervient qu’à titre auxiliaire ».

Enfin, en ce qui concerne la figurabilité, il ne faudrait pas oublier que le rêve proprement dit intervient durant le sommeil, soit dans un état d’inhibition motrice, proche de celui du nouveau-né, et d’ailleurs il n’est pas rare de s’endormir en position fœtale. Les premières élaborations psychiques du nouveau-né s’apparentent à l’hallucination, en tant que représentations des perceptions visuelles du monde extérieur. Le rêve découle de ce maelström originaire, première manifestation du sujet, qui en quelque sorte, « digère » de façon imagée l’excitation inhérente à son être au monde. C’est pourquoi le rêve se présente en images, et qu’ainsi, il préserve le sommeil du dormeur en trompant la censure intrapsychique, bien qu’accomplissant des désirs refoulés.

6/ Le quatrième facteur essentiel au travail du rêve, Freud l’appelle l’élaboration secondaire.

C’est sans doute la partie la plus difficile à cerner dans le texte freudien, car s’il amène à cette occasion la notion de fantasme, celle-ci reste assez floue : « ces fantasmes ou rêveries diurnes sont les prodromes des symptômes hystériques (…) mais de même qu’il y a des fantasmes conscients, il y en a une masse d’inconscients, et qui doivent rester tels à cause de leur contenu et parce qu’ils proviennent d’un contenu refoulé. (…) Leurs traits essentiels sont les mêmes que ceux des rêves nocturnes… ».

L’élaboration secondaire, quatrième facteur du travail du rêve, après la grammaire -condensation et déplacement-, et l’exigence de la figurabilité –induite par l’état de sommeil-, réorganise le rêve selon une trame qui permet au désir inconscient de se faire jour sur le mode du malentendu : un scénario qui permet d’échapper à la censure. Et c’est bien lorsque cette élaboration secondaire achoppe, lorsque le désir inconscient se présente tout cru, mal scénarisé, que se provoque le réveil cauchemardesque.

Avec Lacan, nous apprendrons que le fantasme s’écrit ($◊a), soit toutes les relations qu’un sujet, divisé par le signifiant, entretient avec l’objet de son désir. Or, la perte impliquée par le langage dans lequel se trouve l’être parlant, implique qu’aucun objet ne puisse combler le manque, et que le désir ainsi causé ne puisse jamais se satisfaire d’objets toujours inadéquats.

Autrement dit, l’être parlant est avant tout un rêveur, qui satisfait ses fantasmes inconscients pendant son sommeil, du moins pour la plupart d’entre nous, simplement névrosés.

                                                                       Christian Colbeaux (29/04/13)


[1] Entretien avec Madeleine Chapsal, L’Express, n° 310, 31/05/1957

[2] L’instance de la lettre dans l’inconscient

[3] Pour autant, la métaphore n’est pas identique à la condensation, Lacan l’indique à plusieurs reprises : « La               condensation part du refoulement et fait le retour de l’impossible », tandis que la métaphore produit un effet de sens, un passage du signifiant au signifié. Cf. Erik Porge, « Jacques Lacan, un psychanalyste », Erès , p. 83

[4] Jacques Lacan, « La logique du fantasme », séance du 18/01/1967

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