Intervention à l’Association Septentrionale d’Epidémiologie en Psychiatrie, « Subutex : effet épidémiologique d’une thérapeutique de substitution », 13 Juin 1997, ST ANDRE-LEZ-LILLE.
Je précise d’emblée que je ne voudrais pas être un empêcheur de substituer en rond, et je partage tout à fait l’opinion des intervenants antérieurs, le Subutex est un excellent outil de travail, qui peut s’avérer satisfaisant quand il est utilisé à bon escient.
C’est que ce n’est pas la panacée, et d’ailleurs, croire en un remède miracle, c’est rester dans une logique toxicomaniaque. S’il y a bien une chose que les toxicomanes m’ont apprise, c’est que le seul produit miracle, c’est l’héroïne. C’est le meilleur des psychotropes, et c’est bien pour ça qu’ils en font usage !
Alors, mon collègue, vous a parlé de révolution. Moi, la révolution, ça me parle. Je voudrais quand même rappeler la définition de la révolution, c’est une rotation complète autour d’un axe ou d’un point central… Comme vous voyez, on revient au point de départ.
C’est que j’ai entendu tout à l’heure un autre collègue nous expliquer scientifiquement, chiffres à l’appui, que le Subutex soignait la société : nette régression des crimes et délits, des pratiques illégales, des revenus douteux.
De la même façon, le camarade pharmacien vient de nous faire part de sa grande satisfaction à ce que le Subutex soigne les soignants : le pharmacien retrouve un rôle soignant, renoue des liens avec les généralistes du quartier, participe activement au réseau de soins avec des centres spécialisés, des travailleurs sociaux….
Le Subutex soigne la société, soigne les soignants, mais les patients ? Quid du Sujet, de ce Sujet assez particulier qui fait dépendre son existence à cette transformation du rapport au monde qu’apporte la prise d’un produit. Je me réfère là au travail d’André Morel, François Hervé, et de mon ami Bernard Fontaine, dans cet excellent livre qui vient de sortir et que je vous recommande : « Soigner les toxicomanes » chez Dunod.
Ils y développent une notion de la dépendance, qui ne serait pas dépendance à un produit, mais dépendance à une expérience qui s’instaure rapport au monde. C’est ce qu’ils proposent de nommer la centration.
Revenons à la révolution. Jacques Lacan disait que seul le rêve, lui, est révolutionnaire. Alors, que le Subutex fasse rêver les soignants, pourquoi pas, mais attention au réveil !
Parce ce qu’il ne faudrait pas qu’avec le Bubu, comme disent les jeunes de mon quartier, comme autrefois on disait le Papa pour le Palfium, il ne faudrait pas que le Bubu fasse de la toxicomanie une maladie médicale.
C’est qu’il m’est arrivé, pas plus tard que la semaine dernière, de rencontrer un pharmacien, qui ne comprenait pas pourquoi le Subutex n’avait pas guéri rapidement son patient toxicomane, celui qu’il aimait bien, qui venait régulièrement chercher un Stéribox, ou du Néocodion, ou les deux. Depuis plusieurs mois maintenant, il passe tout aussi régulièrement chercher son Subutex, et il n’est toujours pas guéri.
Dans le même ordre d’idée, vous savez peut-être qu’il existe des gens qui s’appellent les « Narcotiques Anonymes », qui pensent que la toxicomanie, c’est un empoisonnement du sang qui atteint des sujets par ailleurs tout à fait sains d’esprit, exempts de toute psychopathologie.
Pour en revenir à la révolution, donc au rêve et au réveil dont je vous parlais, eh bien les toxicomanes sous Bubu, le réveil, ils connaissent ça très bien.
Après avoir sucé chaque jour des pastilles de mauvais goût, parce qu’en plus elles ont mauvais goût, chaque jour pendant quelques semaines, deux ou trois mois, beaucoup se réveillent devant ce que j’appelle l’incommensurable vide de la modernité chimique.
L’illusion s’avère sans avenir. Et l’on retrouve des sujets déprimés, une sorte de dépression silencieuse, masquée, baignant dans la léthargie sociale et l’anesthésie psychique.
C’est qu’en soulageant la souffrance, le Bubu, du même coup, soulage du désir. Alors, je ne vais pas vous faire un mauvais remake de « Soleil Vert« , ce film de sciences-fictions, que vous connaissez sans doute, mais quand même, bien souvent, avec le Bubu, eh bien j’aurais envie de dire : quand j’ai Bubu, j’ai plus soif !
D’une certaine façon, en ce qui concerne les toxicomanes, on est en train de passer d’une définition policière à une emprise scientiste. L’ordre médical règne.
Voilà ce sur quoi je voulais attirer votre attention ce soir : la toxicomanie est un symptôme éminemment psychique, psychopathologique, et puisque ce soir nous sommes entre « psy », eh bien, je vous invite à prendre toute votre place, aux cotés de nos amis médecins, pharmaciens, intervenants sociaux et éducatifs.