D’une jouissance, l’autre

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Intervention aux 20èmes Journées de l’Association Nationale des Intervenants en Toxicomanies, « Toxicomanie : une addiction parmi d’autres », 06 juin 1999, MONTPELLIER

L’absence d’interrogation dans l’intitulé de ces journées relève sans doute du lapsus : Toxicomanie : une addiction parmi d’autres.  Un lapsus qui dévoile toute l’ambiguïté de l’emploi du terme d’addiction.

L’addiction nous revient des anglo-saxons après avoir longtemps signifié dans l’Europe du Moyen-Age la contrainte par corps, imposée à celui qui ne pouvait s’acquitter de ses dettes : il payait de sa personne.

L’ennui avec une telle nosographie comportementale issue du DSM IV, c’est par exemple qu’elle a déjà réglé son compte à l’hystérie, qui a disparue corps et âme. Que l’on voudrait se débarrasser des toxicomanies, que l’on ne s’y prendrait pas autrement !

Pour illustrer cet effet pervers du concept d’addiction, il y a ce dernier numéro d' »Eurêka », un magazine de vulgarisation scientifique. Je cite : alcool, tabac, tranquillisants, stupéfiants. Drogues : une découverte neurochimique pour vaincre la dépendance. Il y a deux ans lors d’une intervention, j’ironisais sur l’annonce probable de la découverte du gêne de la toxicomanie : je ne croyais pas si bien dire !

Mais revenons à la clinique, puisque aussi bien c’est d’elle, c’est de notre pratique auprès des toxicomanes que nous trouvons quelque légitimité à parler.

Je ne vais sans doute pas vous surprendre, mais je pense qu’il faut prendre quelque recul vis à vis de cet amalgame qui nous est proposé par le pouvoir politique : alcool, tabac, benzo, héro, même combat !

Au-delà du retour à l’hygiénisme médical du XIX ème siècle, et au mythe de l’abstinence, on sent bien confusément qu’il y a un monde entre l’amateur de grands crus et l’accro au Rohypnol.

Alors, peut-être faudrait-il raisonner non pas en fonction des produits, ni de leur impact au niveau des synapses cérébrales, mais à partir de ce qui serait le projet toxicomaniaque, à partir de cette réponse que le sujet trouve dans le toxique, quel qu’il soit.

Il y a par exemple ce phénomène assez récent que l’on nomme polytoxicomanie, et qui se rencontre surtout chez les adolescents. Tout est bon pour se défoncer la tête : le pack de Kro, les pétards, l’armoire à pharmacie de la grand-mère, l’exta, j’en passe et des meilleurs. L’important dans l’affaire semble d’en absorber un maximum avant de tomber raide.

Il n’y a nulle recherche de plaisir chez ces jeunes, écroulés sur le banc du square de leur cité : il s’agit de se déconnecter, de perdre le contact avec la réalité, d’une sorte de prise en masse du corps sous l’effet toxique.

Avec ces nouveaux usages, cette nouvelle clinique, on est bien loin de la contre-culture des années glorieuses, qui des Indes à la Californie, tentait, si ce n’est de contrôler, en tout cas de théoriser l’usage de substances psychoactives oh combien plus puissantes !

De la même façon, la clinique nous apprend à distinguer le jeune qui gobe de l’exta dans l’espoir de rencontrer l’âme sœur, de son aîné qui vit reclus avec ses litres étoilés pour seule compagnie, ou encore à distinguer l’adolescent cassé à longueur de journée par une compulsion cannabique, de l’ouvrier à la chaîne des usines Renault qui sniffe son rail à la pause.

Ces différentes situations décrivent deux façons de consommer le toxique, ou d’en être consommé, deux modalités d’intoxication qui se référent à ce qu’il en est de la Jouissance du Sujet.

La Jouissance n’est pas le plaisir. Ce n’est pas simplement une décharge de tension psychique obtenue par la satisfaction d’un besoin. La Jouissance a à voir avec le désir inconscient. On peut s’en faire une idée par l’utilisation de ce concept dans le domaine juridique : la jouissance d’un bien se distingue nettement de sa propriété.

Dans le séminaire « Encore », LACAN élabore le mathème de la sexuation et définit deux modalités de la Jouissance.

Du côté dit masculin, le Sujet a affaire à une Jouissance d’organe, c’est la Jouissance Phallique. Cette Jouissance est articulée par le fantasme : le sujet n’a affaire qu’à l’objet petit a, l’objet cause du désir. Ainsi, ce que rencontre l’homme dans l’acte sexuel, c’est une femme en tant qu’objet du fantasme.

Du coté dit féminin, le Sujet a aussi affaire au Phallus. Ainsi, ce qu’une femme recherche dans la rencontre avec un homme, c’est le signifiant phallique. Mais elle n’en est pas pour autant toute prise : la femme est pas-toute, pas-toute prise dans la Jouissance phallique.

Elle connaît une Jouissance au-delà du phallus, une Jouissance Autre. C’est une Jouissance infinie, une Jouissance du corps comme tel, dont elle ne peut d’ailleurs rien savoir. Et c’est ce savoir sur la Jouissance Autre que les hystériques attendaient de Freud : en quelque sorte, c’est de cette demande d’amour qu’est née la psychanalyse.

C’est sans doute là que se situe la toxicomanie : une Jouissance Autre, une Jouissance du corps, hors langage. Et c’est aussi une relation d’amour, un amour toxique que d’autres nomment dépendance.

La Jouissance du corps est centrée par le vide, celui que l’on peut imaginariser de la bouche à l’anus. Mais ce vide, c’est aussi celui de la Chose, cet objet irrémédiablement perdu de l’être parlant, la mère archaïque.

Au contraire de la Jouissance phallique qui fait lien social, comme la brasserie de quartier ou la soirée à laquelle nous sommes conviés ce soir, la Jouissance Autre a cette propriété d’absorber le sujet, de le dissoudre dans le toxique, avec lequel il ne fait plus qu’Un. Ce qui est la définition de l’amour : l’amour, c’est le désir d’être Un.

            C’est qu’il n’y a pas de « fatalité », ni de prédisposition génétique ou anatomique à la Jouissance, il existe des formes de passages de l’une à l’autre. J’en veux pour preuve le passage à la seringue d’héroïnomanes sous Subutex. C’est qu’avec le rituel de la pompe, ils tentent d’entretenir la Jouissance Autre que leur procurait le rail d’héro.

Il s’agit là d’une Jouissance d’orifice, une Jouissance d’essence phallique mais qui cherche le passage à la Jouissance Autre : par un orifice néoformé. C’est une Jouissance de bord, au bord du précipice, au bord du vide de la Chose. Le recours à la seringue, la création de néo-orifices que l’on comble de toxique, c’est une façon de tenter de se défaire de la fonction phallique pour donner consistance à une Jouissance qui serait Autre, infinie, indicible.

C’est avec ces allers et retours entre théorie et clinique que peut progresser le soin en toxicomanie. Par exemple, pour les héroïnomanes, on peut penser deux indications distinctes pour nos deux substituts nationaux : Bubu pour les uns, Métha pour les autres.

Bubu pour ceux qui restent inscrits dans la loi des pères, qui a Bubu boira.

Métha pour ceux qui se trouvent aspirés par le vide de La Chose, une façon de saisir la main qu’ils tendent malgré tout vers nous.

 

 

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