De la guerre des chefs au père symbolique

omolou4La réalité de l’événement est une chose, mais il y a quelque chose d’autre : c’est l’historicité de l’événement, c’est à dire quelque chose de souple et de décisif qui fut une impression sur le sujet, qui domina, et qui est nécessaire à expliquer la suite de son comportement. (Jacques Lacan)

L’homme aux loups a été inventé par Freud en pleine guerre avec Jung, son héritier pressenti et Adler, jeune et ambitieux médecin viennois. Durant l’année 1952/1953, Jacques Lacan poursuit le séminaire qu’il avait initié l’année précédente auprès de quelques élèves, chez lui, rue de Lille à Paris. Après L’homme aux rats, il commente cette année là L’homme aux loups, alors que la Société Parisienne de Psychanalyse, seule représentante française de l’I.P.A., l’Association Psychanalytique Internationale crée par Freud, la SPP se trouve en pleine effervescence.

Depuis 1929, la SPP est dirigée de mains de maître par Sacha Nacht, jusqu’alors ami de Lacan et promoteur d’une visée médicale de la psychanalyse. Il s’oppose à Daniel Lagache, qui promeut l’extension de la psychanalyse à l’Université, au moyen d’un travail théorique rigoureux. Jacques Lacan tente de se tenir à l’écart de cette divergence qui opposent deux compagnons d’analyse, puisque tous 3 furent analysés par Rudolph Lowenstein. Mais la pratique de Lacan, avec ses séances à durée variable, heurtait l’orthodoxie psychanalytique, la règle des 4 à 5 séances de 45 minutes minimums étant devenue la seule loi fédérant les différents courants de l’internationale freudienne. A la même époque, c’est Mélanie Klein en Angleterre qui tentait une refondation à l’encontre de la fille préférée de Freud.

En France, la crise à la SPP se cristallise sur la question de la réglementation des analyses didactiques et de l’enseignement dispensé par l’Institut, sur fond de révolte contre l’autoritarisme de Sacha Nacht. Le 20 janvier 1953, Lacan est élu de justesse Directeur de l’Institut malgré l’avis influent de Marie Bonaparte. Le 15 mai, Jenny Roudinesco, ancienne analysante de Nacht, rend publique une lettre de protestation contre l’infantilisation des procédures appliquées aux prétendants analystes. Le 31 mai, Jacques Lacan est pris à partie lors d’une assemblée des analystes en formation, dont près d’un tiers pourtant fréquente son divan. Le 2 juin, il doit s’expliquer sur sa pratique à l’invitation du comité directeur de la SPP.

Le 16 juin, une assemblée générale de la SPP restera historique dans les annales de l’histoire de la psychanalyse française. Mis en minorité, Lacan démissionne du poste de Directeur de l’Institut. Sur ce, Dolto, Lagache et Favez-Boutonnier annoncent leur démission de la SPP. Lacan les soutien, et démissionne à son tour. Ils fondent le même soir la Société Française de Psychanalyse, qui ne sera jamais habilitée par l’I.P.A. malgré une dizaine d’années de démarches et de procédures plus ou moins humiliantes.

 

Au début des années 50, Lacan est sous l’influence de Claude Lévi-Strauss, fondateur de l’anthropologie moderne. Tous deux se lient d’amitié en 1949, l’année de la parution des « Structures élémentaires de la parenté ». Avec cette rencontre décisive, Lacan va pouvoir refonder la théorie freudienne sous le sceau du symbolique, et l’éloigner des tenants du biologisme médical. L’Œdipe n’est dès lors plus cette sorte de peur naturelle de l’inceste, mais un symbolique universel, une loi sociale inconsciente. Sous la primauté du symbolique, l’inconscient se présente comme une structure langagière.

En pleine crise de la SPP, Lacan tient une conférence le 4 mars 1953 au Collège de Philosophie intitulée « Le mythe individuel du névrosé ou Poésie et vérité dans la névrose ». Dans ce texte contemporain de son séminaire sur l’homme aux loups, il mentionne pour la première fois le concept de nom du père, différencié d’une fonction paternelle symbolique. Lacan décrit une fonction paternelle défaillante : dans une structure sociale telle que la nôtre le père est toujours un père discordant par rapport à sa fonction, un père carrent, humilié, et il y a toujours une discordance extrêmement nette entre ce qui est perçu par le sujet sur le plan du réel et cette fonction symbolique. C’est de cet écart que gît le quelque chose qui fait que le complexe d’Œdipe a sa valeur, non pas du tout normativante, mais le plus souvent pathogène.

En juillet 1953, il prononcera la première conférence de la nouvelle Société Française de Psychanalyse, intitulée Le symbolique, l’imaginaire et le réel, inaugurant, pour le coup, ce qui fera la base même de son élaboration théorique durant les plus de 25 ans de son enseignement. Lacan ne s’y trompe pas, et il n’annonce rien de moins que son retour à Freud, à l’ensemble de l’œuvre freudienne : je crois que le retour aux textes freudiens qui ont fait l’objet de mon enseignement depuis deux ans m’a (…) donné l’idée toujours plus certaine qu’il n’y a pas de prise plus totale de la réalité humaine que celle qui est faite par l’expérience freudienne, et que l’on ne peut s’empêcher de retourner aux sources et d’appréhender ces textes en tous les sens du mot. Dès lors, Jacques Lacan se lancera dans l’aventure des séminaires publics, de plus en plus publics même.

 

C’est dans ce contexte de retour à Freud, à entendre comme évincement de l’orthodoxie freudienne, une sorte de saut générationnel, un conflit de filiation, que Jacques Lacan entreprend la lecture de l’homme aux loups. Les notes qui nous sont parvenues comprennent 4 séances/séquences, dont 1 d’introduction.

D’emblée, Lacan souligne la carence paternelle, responsable de l’inachèvement du complexe d’Œdipe : le malade reste avec seulement des amorces du complexe d’Œdipe. Le récit de l’homme aux loups par Freud met en évidence les relations entre le développement du Moi et l’évolution de la libido. Le conflit entre le narcissisme et la libido qu’il illustre s’origine du choix entre les aspirations mâles ou femelles, et se trouve soumis au refoulement.

Alors que chez l’animal, la référence mâle ou femelle se constitue dans un rapport à 2, un rapport instinctif de soumission ou de domination, le petit homme, lui, s’affranchie du rapport à 2 de la phase prè-oedipienne au travers du stade du miroir. Le stade du miroir anticipe l’unité corporelle, et par-là, psychique du sujet, il induit ainsi un besoin de maîtrise de la libido bien éloigné du choix instinctuel de l’animal.

Mais l’homme aux loups, lui, fait un choix partiel et contrarié, celui de la tendresse envers son père, et cela l’amène à la méconnaissance de son partenaire féminin. C’est qu’il en reste à la dimension agressive du rapport narcissique, du rapport à 2. Ce qui provoque un éclatement de sa libido, entre l’attirance pour le père, et l’irrésistible compulsion déclenchée par l’image d’une servante accroupie : s’il n’arrive pas au rapport à 3, c’est parce que le complexe d’Œdipe n’a pas été réalisé chez lui.

Que s’est-il passé ? La scène primitive à laquelle il aurait assisté est survenue à la fin du stade du miroir, et cette expérience scopophilique est ravageante car passivante. C’est elle qui induit un conflit entre le Moi et les instincts sexuels, un schisme entre la vie intellectuelle et la vie instinctuelle. Dès lors, l’homme aux loups est confronté entre, d’une part, une fixation homosexuelle inconsciente au père, contre laquelle le Moi surinvesti le narcissisme et la virilité ; et d’autre part, une sexualité hétérosexuelle compulsive, liée à un certain stéréotype, celui de la servante agenouillée, et dépourvu de sentiment.

Habituellement, le rôle du complexe d’Œdipe permet à la fonction paternelle d’introduire le sujet à un nouveau mode de référence à la réalité. Ce qui en passe par une relation de rivalité avec le père, faite autant de conflit que d’idéalisation : par rapport au père, le sujet va avoir à se situer.

Solution d’évitement, la phobie à laquelle Sergueï a recours pendant quelques mois, fait appel à l’intervention d’un animal qui va cristalliser et mettre en scène le drame oedipien. Cette voie totémique s’avère inopérante pour l’homme aux loups, et c’est l’initiation à la religion par la mère qui va venir suppléer à l’absence de la fonction paternelle : il y a superposition d’un petit noyau hystérique, d’une formation infantile de névrose obsessionnelle et d’une structure paranoïaque de la personnalité conclut Lacan lors de la première séance.

 

En ce qui concerne la désinsertion sociale de son patient que rapporte Freud, elle rend compte, d’une part, de l’absence de modèle, de référence paternelle ; et d’autre part, de sa position de riche, qui, en elle-même, l’isole socialement : l’homme aux loups n’arrive pas seulement à assumer sa propre vie. Sa vie instinctuelle est incluse, enkystée.

C’est pourquoi au cours de son analyse avec Freud, pendant des années, Sergueï n’apporte rien : il se mire seulement dans la glace ; la glace, c’est l’interlocuteur, Freud en l’occurrence. Et c’est d’ailleurs Freud qui lui apprend à lire son rêve : ce rêve se traduit comme un délire. Il n’y a qu’à l’inverser pour le traduire : les loups me regardent immobiles et très calmes = je regarde une scène particulièrement agitée. Lacan ajoute : ces loups ont de belles queues, gare à la mienne ! Or, qu’est-ce qu’une analyse s’interroge Lacan : c’est quelque chose qui doit permettre au sujet d’assumer pleinement ce qui a été sa propre histoire. Et c’est ce qui ici, justement, pour toutes les raisons que vous connaissez, a été tronqué par Freud.

Ce ne sera que par l’injonction de Freud d’une fin programmée, d’une pression temporelle qui apparaît comme un élément tiers, que l’homme aux loups va se trouver délogé de sa position narcissique, et qu’ainsi l’analyse proprement dite pourra se déclencher. Le Moi en miroir du rapport à 2 va pouvoir faire place à un Je qui parle et historise le sujet.

C’est ainsi que la révélation par Sergueï de rapports sexuels initiés par sa sœur de 18 mois son aîné ont forgé chez lui une virilité structurellement narcissique : l’identification avec la sœur est certaine dit Lacan, et cette identification narcissique est fragile et toujours menacée. Le problème, c’est que l’homme aux loups a honte de sa vie sexuelle bien qu’elle existe et ponctue sa vie d’adulte ravagée par une dépression narcissique.

Sergueï ne rencontre pas la phase de rivalité oedipienne avec le père, il a avec son père une relation qui dès l’origine, se présente comme une affinité élective avec le père. Par contre coup, l’homme aux loups n’a de cesse que de rechercher le père symbolique : tout se passe comme si, sur le fondement d’une relation réelle, pour des raisons liées à son entrée dans la vie sexuelle, l’enfant recherchait un père castrateur : il cherche le père symbolique (pas son père réel) ayant avec lui des rapports primitifs (et cela après la séduction par la sœur).

D’un point de vue oedipien, Sergueï se trouve identifié à la mère, et l’objet de ses désirs est le père. Alors qu’il attend un double cadeau du père pour Noël, il fait ce rêve d’angoisse. Le récit de ce rêve, rapporté par Freud, peut s’analyser sur 2 plans. Celui des mythes, d’abord, celui des récits des contes et des légendes qui permettrait d’ouvrir les dires de l’homme aux loups aux mythes socialisants. Et puis, il n’y a plus rien, dit Lacan, plus rien d’autre que l’interprétation de Freud, la construction de la scène primitive : pour l’homme aux loups, il s’agit d’un rapport homosexuel passif. Mais celui-ci est refoulé par une exigence narcissique.

Ainsi féminisé dans l’inconscient, Sergueï, sur le plan narcissique du Moi, choisit la position opposée. D’où un conflit spéculaire dit Lacan, entre un vécu, une impression passivante, féminisante : et l’anticipation d’un corps phallicisé par le désir de la sœur. C’est pourquoi Sergueï rejette l’identification à la mère dans la scène primitive : l’image de l’identification féminine est du côté de l’image du corps morcelé.

 

Lacan va aborder la question du transfert à Freud au travers de l’écrit de Ruth Mac Brunswick. C’est qu’avec elle, il ne s’agit pas seulement de dissoudre quelques résidus transférentiels : ce qui est au centre de la cure avec Ruth Mac Brunswick, c’est le transfert. Il ne s’agit plus du malade, on ne parle que de Freud. Et c’est parce que Freud fixe une échéance à l’homme aux loups que le transfert demeure non liquidé.

Lacan va distinguer dans l’histoire de Sergueï deux séries de substituts paternels :

  • les pères castrateurs, c’est à dire les dentistes, qu’il fréquente abondamment tout au long de sa vie, qui lui arrachent les dents, bonnes ou mauvaises : plus ils en font, mieux cela vaudra pour lui.
  • les pères mortifères, comme le Professeur X, dont le décès provoque le délire de persécution. Le trou dans le nez qu’il ne cesse de masquer, apparaît comme un symbole imaginaire de ce trou – pour le père – que tous les autres pourrait voir.

 

Lorsque Mac Brunswick l’interprète en assimilant le Professeur X à Freud, l’homme aux loups déni et développe un délire de grandeur. Mais Mac Brunswick lui montre que Freud ne s’intéresse pas à son cas. Alors, le sujet se comporte comme un fou. Plus exactement, sur le divan de Mac Brunswick, l’homme aux loups se met à rêver, et la suite des rêves va jalonner son retour à la réalité. C’est que Ruth Mac Brunswick fait l’interphase entre Freud et l’homme aux loups. De part sa position, entre père et fils, elle coïncidait avec le personnage de la sœur : elle réussit là où la sœur avait échoué.

Lorsque Sergueï s’était rendu chez Freud, il tentait d’établir une relation de type paternelle, et Freud se présente comme un maître : Freud fût trop identifié à un père suprême pour pouvoir être efficace. C’était un père trop fort, qui a du faire agir la contrainte temporelle et lui reconstituer sa propre histoire : mais lui, le malade, ne l’a pas comprise ni assimilée. Dans le cas de l’homme aux loups, le sens reste aliéné du côté de Freud qui en reste le possesseur.

 

La question de l’argent chez Sergueï est d’abord liée à sa structure mentale de riche, dans le sens où ce qui, pour lui, est transmis avant tout, c’est le patrimoine, et non les risques et la responsabilité d’un vrai père. Pour le jeune aristocrate ukrainien, le paiement de son analyse avec Freud n’avait aucune signification. Freud en a conçu une sorte de culpabilité à l’envers, et il établit le principe d’une rente pour son patient qui se retrouve ensuite ruiné : le sujet est maintenant passé au rang de momie psychanalytique alors que déjà il n’arrivait pas à l’assomption de sa personne. Le paranoïaque se croit l’objet de l’attention universelle et le sujet se construit son délire narcissique. La réalisation narcissique a été aidée et soutenue par Freud qui a renversé le don d’argent.

 

 

                                                                                                              Christian Colbeaux (25/04/05)

 

 

 

 

 

 

 

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