L’homme est un loup pour l’homme

OmoloureveLa névrose infantile du jeune Sergueï se distingue très nettement de celle du petit Hans, qui restera, elle, monosymtomatique, isolée, transitoire et même oubliée par le metteur en scène d’opéra qu’il deviendra. Lorsque le jeune aristocrate russe se présente chez Freud dans un état de détresse psychique sur lequel nous reviendrons sans doute, ce n’est en effet que la poursuite d’une symptomatologie diverse et continue depuis la petite enfance.

Petit garçon un peu trop calme, timoré, inhibé au regard d’une sœur aînée vive et taquine, Sergueï présente très tôt des troubles de l’alimentation, refusant toute autre nourriture que les sucreries. Il a un peu plus de 3 ans lorsqu’il change radicalement de caractère, il crie, vocifère, gesticule en tous sens, torture des animaux et met à bout jusqu’à la plus douce de ses nourrices.

Ce retournement de situation s’achève aux alentours de son 4ème anniversaire, pour laisser place à un tableau clinique nettement névrotique, d’abord essentiellement phobique durant quelques mois, puis profondément obsessionnel jusque ses 10 ans.

L’investigation freudienne permet de reconstituer l’éveil à la sexualité du petit Sergueï. Lors de la toute première période de son enfance, il connaît ses premiers émois sexuels à l’âge de 2 ans, à la vue de la brave Grouscha agenouillée sur le plancher pour le frotter. Cette excitation libidinale originelle restera pérenne, puisque, devenu adulte, il conservera cette vision de bonnes grosses fesses comme l’élément privilégié de l’attrait qu’il éprouve pour les femmes.

 

Vers 3 ans et 4 mois, il est l’objet de la sollicitation sexuelle de sa sœur, qui joue à touche-pipi avec son membre. C’est là que l’histoire se corse pour cet enfant sage, car il va chercher à renouveler cette expérience de jouissance passive en s’exhibant devant Nania, la bonne d’enfant, qui va l’éconduire en le menaçant : les enfants qui font cela reçoivent à la place une blessure.

C’est cette menace de castration explicite qui induit le changement de caractère de l’enfant, qui consiste en une régression sadique-anale et masochiste. Dès lors, il arrache les ailes des mouches, il est en proie à d’atroces fantasmes de fustigation masturbatoire (se faire donner des coups sur le pénis), et ses accès de rage et de fureur provoquent une puissance paternelle qui, le plus souvent, botte en touche. Ces hurlements et autres vociférations sont autant de tentatives de séduction du père, dans un contexte de régression narcissique à l’identification primitive au père. Objet passif du jeu sexuel de sa sœur Anna, dépité par le rejet de Nania, Sergueï s’offre comme objet au désir supposé du père.

C’est alors que survient le rêve éponyme de l’homme aux loups, pièce de résistance (en français dans le texte) du récit freudien. Ce rêve se produit peu avant son 4ème anniversaire, et l’introduit dans la névrose. Sergueï Pankejeff apporte très tôt le souvenir de ce rêve sur le divan de Freud, et il va souscrire sans broncher à la conviction de son analyste que derrière ce rêve se cache la cause de sa névrose infantile. Ce premier rêve revint dans le déroulement de la cure sous d’innombrables modifications et nouvelles versions indique cependant Freud.

Freud en fait rapidement une première interprétation, avant de développer longuement les questions soulevées par ce rêve. Cette première interprétation fait des loups un substitut paternel : la peur du père avait été le motif le plus fort de son entrée dans la maladie, et l’attitude ambivalente à l’égard de tout substitut du père domina sa vie comme son comportement dans le traitement écrit-il.

 

Les associations de Sergueï à propos de ce rêve corroborent l’hypothèse freudienne. Enfant, il était horrifié à la vue de l’image d’un loup debout, toutes griffes dehors, issue d’un livre de conte que sa sœur Anna s’ingéniait à lui dévoiler. Les loups blancs renvoient à l’angoisse de mort présentifiée par l’épidémie qui ravage l’élevage de moutons cette année-là.

L’arbre sur lequel sont juchés les loups est l’image inversée d’une histoire racontée par son grand-père, celle d’un tailleur qui, ayant arraché la queue d’un loup qui le menaçait chez lui, se réfugie dans un arbre lorsqu’il croise plus tard l’animal en compagnie de ses congénères. Les 6 ou 7 loups font référence, eux, au conte du loup et les 7 chevreaux, dans lequel seuls 6 d’entre eux se font dévorer.

Mais l’attention de Freud est attirée par le sentiment persistant de réalité perçu par le rêveur, sentiment alimenté par la fixité et la tension des regards, ainsi que par le calme et l’immobilité totale des animaux. C’est une deuxième hypothèse qui s’ouvre à Freud : quelque chose dans le matériel latent du rêve prétend à la réalité dans le souvenir (…) le rêve se réfère à un fait qui a vraiment eu lieu et n’a pas été simplement fantasmé. C’est là la thèse centrale de Freud, la clef de voûte de l’observation dira Lacan : la sexualité infantile est de l’ordre du Réel, et non de simples fantasmes actuels que le sujet projette dans son passé comme le prétend Jung.

Freud va alors procéder à une véritable reconstitution de la scène originelle dont témoigne le rêve : Freud procède ici comme avec des monuments, des documents d’archives, par la voie de la critique et de l’exégèse des textes dit Lacan. L’interprétation progresse par une série de renversements : ce n’est pas la fenêtre, mais les yeux de l’enfant qui s’ouvrent soudainement ; le regard attentif est celui de l’enfant et non des loups ; l’immobilité renvoie à de violents mouvements. L’arbre évoque le sapin de Noël, jour anniversaire de Sergueï qui espère une double dose de cadeaux. Ces cadeaux se transforment en loups, la satisfaction attendue devient angoisse. C’est que la satisfaction sexuelle désirée du père se heurte au souvenir d’une scène de satisfaction sexuelle du père et suscite l’effroi : l’enfant se réveille et fuit loin du père, vers la bonne d’enfant.

Ainsi Freud dévoile la scène originaire qui se cache derrière le contenu manifeste du rêve : l’image d’un coït entre les parents dans des circonstances pas tout à fait habituelles et particulièrement favorables à l’observation, soit un coït a-tergo, par derrière. Cette reconstitution de la scène primitive est une construction intellectuelle, un récit assez fantasque pour attribuer au père une puissance sexuelle susceptible d’honorer par 3 fois successives son épouse : ici vient l’endroit où je dois renoncer à m’appuyer sur le déroulement de l’analyse. Je crains que ce ne soit aussi l’endroit où la foi des lecteurs m’abandonnera écrit-il.

 

Le nouage entre la scène originaire, le rêve et les symptômes de Sergueï se déploie dans les 3 dimensions du Réel, de l’Imaginaire et du Symbolique.

Le Réel, c’est l’obsession de Freud, le réel de la sexualité infantile et ici, en l’occurrence, le réel de la scène primitive. Freud ne se limite pas à affirmer la véracité d’une scène un peu tordue, « tirée pas les cheveux », et il nous propose à la fin du chapitre 5 une autre conception de la scène originaire servant de base au rêve (…) Ce n’était peut être pas un coït des parents, mais un coït animal que l’enfant a observé et ensuite attribué aux parents comme s’il avait conclu que les parents ne faisaient pas autrement.  En tout cas, c’est bien le réel sexuel qui fait effraction chez l’enfant, et qui sera perlaboré dans un second temps par le travail du rêve

Ce travail du rêve s’inscrit dans la dimension de l’Imaginaire, en s’alimentant des récits de contes et autres histoires entendues par l’enfant, comme celle du grand-père. Les divers éléments constituants de la scène originaire s’en trouvent transformés dans l’image condensante du rêve. Par exemple, la position debout de l’homme et la position courbée à la manière d’un animal de la femme lors du coït a-tergo observé par l’enfant, renvoie à l’image du loup du livre du conte du Petit Chaperon Rouge que brandissait sa sœur Anna.

 

Pour autant, la représentation à partir d’éléments de contes du réel sexuel dans l’image du rêve n’en est pas moins angoissante : c’est qu’avec le rêve, la scène originaire prend valeur de traumatisme. La scène a fait effraction dans l’imaginaire de l’enfant, et elle est restée longtemps limitée à cet imaginaire, non verbalisable, ni compréhensible.

C’est avec le travail du rêve que la scène est introduite à la dimension du symbolique, et devient par-là éligible au refoulement : le traumatisme intervient dans l’après-coup. Freud décrit la séquence suivante : à l’âge de 18 mois, observation d’une scène qui reste non intégrée par le sujet ; à 4 ans, reviviscence nocturne et compréhension inconsciente ; puis à 25 ans, l’analyse permet de saisir par une activité de pensée consciente ce qui c’était passé en lui à l’époque.

Le rêve est une formation de l’inconscient, et en cela il vient répondre au réel sexuel qui a laissé Sergueï sans voix. L’image du rêve de l’homme aux loups a fonction de bouche-trou dira Lacan, au sens où elle va masquer le trou du réel sexuel. Car au-delà de la menace illustrée par les loups, c’est la réalité de la castration maternelle qui fait traumatisme pour l’enfant.

Nous avons vu qu’après la séduction par Anna et la menace castratrice de Nania, le petit Sergueï c’était investi passivement en position d’objet sexuel du père. Le rêve réveille et révèle l’angoisse de castration attachée à cette position : la peur d’être dévorée par les loups correspond au désir d’être satisfait sexuellement par le père. Ce qui suppose la castration, dans le réel, à l’image de la castration maternelle et de ce qu’il a pu observer chez sa sœur. Castration, dont Sergueï proteste avec toute la force de sa libido génitale narcissique : à partir du narcissisme menacé il créa la virilité avec laquelle il se défendit contre l’attitude passive envers le père. Il avait atteint pendant son rêve une nouvelle phase de son organisation sexuelle.

 

Avant le rêve, la libido du petit Sergueï se cantonnait dans un but passif, être touché aux parties génitales, puis être châtié, et ce, sans égard pour la différence des sexes, passant sans problème de Nania au papa. Après l’activation de la scène originaire dans le rêve, il est confronté à la différence des sexes. Dès lors, c’est l’attitude passive, féminine, qui est refoulée et qui va resurgir dans la symptomatologie phobique. Ce que Lacan formule ainsi : quelque chose se détache du sujet dans le monde symbolique même qu’il est en train d’intégrer. Néanmoins, ça restera là, quelque part, parlé, si l’on peut dire, par quelque chose dont le sujet n’a pas la maîtrise (…) ce sera le premier noyau de ce qu’on appellera par la suite ses symptômes.

 

                                                                       Christian Colbeaux (19/12/04)

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