Loup, y-es-tu ?

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Je suis prêt à affirmer que toute névrose d’adulte se construit sur une névrose d’enfant, qui n’est pas toujours assez intense pour être remarquée et reconnue comme telle.

 C’est cette petite remarque qui fait de cette 5ème et dernière psychanalyse écrite par Freud un tournant dans son enseignement, et qui déterminera par la suite la pratique des cures analytiques par ses élèves. L’ancienne distinction entre psychonévroses de défense et névroses actuelles n’a dès lors plus lieu d’être, et par cette petite phrase, Freud n’en refonde pas moins la clinique psychanalytique.

Nous sommes à un moment d’intense travail théorique, puisque cet Extrait de l’histoire d’une névrose infantile est écrit durant l’hiver 1914-1915, soit au même moment qu’un texte majeur comme Pour introduire le narcissisme, et peu avant quelques articles aussi fondamentaux que Pulsions et destin de pulsions, Le refoulement et L’inconscient quelques mois plus tard.

Refondation donc, qui dépasse de loin la polémique avec Jung, l’héritier pressenti. L’homme aux loups s’identifiera à cette place laissée vacante, identification toute imaginaire, comme fils préféré de Freud, ainsi qu’il se prétend encore lors de la rédaction de ses mémoires des dizaines d’années plus tard. La publication même de ce texte, après la première guerre, en 1918, intervient dans un contexte dépassionné, la rupture ayant été consommée et assumée depuis quelques années : Je ne suis plus lié à vous que par le fil ténu de l’effet prolongé de déceptions antérieures écrit Freud à Jung … en juillet 1914, soit précisément à la date de la fin annoncée du traitement du jeune russe.

En quelque sorte, ce texte s’inscrit sur fond de filiation imaginaire controversée, et d’une manière générale, à le relire et le retravailler cette année, je suis frappé par l’inflation de toutes les catégories de l’image dans ce récit, par l’infiltration de tout ce qui se rapporte à l’imaginaire dans ce récit freudien. Je n’ai sans doute pas échappé moi-même à cette contagion de l’imaginaire dans ma lecture au début de ce séminaire. J’y reviendrais plus tard, mais nous avons affaire là, dans ce récit, à une certaine confusion entre les registres de l’imaginaire, du symbolique, et du réel que seul Lacan nous permettra par la suite de distinguer.

Mais Freud n’avait pas lu Lacan, et il entretien la confusion en hésitant entre une réalité objective, basée sur des faits qui se seraient réellement passés, et une réalité subjective, construite sur un édifice fantasmatique. La confusion perdure, jusqu’à Otto RANK, qui encore en 1926, subodore que le rêve des loups serait en fait un rêve de Freud, qui aurait mis en scène, par projection, les figures de ses disciples préférés du moment, les membres du Comité dont la photographie ornait les murs de son cabinet. Pour la petite histoire, il s’agit de Ferenzi, Eitingen, Jones, Sachs et Rank. La polémique s’enflera à nouveau, au point que Freud demandera au Dr Pankejeff de lui confirmer par écrit le récit du rêve aux loups, ce dont il s’acquittera dans une lettre datée du 6 juin 1926. Ce qui n’empêchera pas ce dernier, à la fin de sa vie, lors de ses entretiens avec la journaliste viennoise Karin Obholzer, de mettre en doute la véracité des faits : tout cela est improbable parce qu’en Russie les enfants dormaient avec leur bonne dans la pièce de celle-ci et non pas avec les parents dans la chambre à coucher. Mais il y a bien pu y avoir une exception, comment puis-je le savoir ?

Comment dès lors, d’une telle confusion, peut émerger ce que j’appelle une refondation de la psychanalyse ? C’est là tout le génie de Freud, et la citation que j’ai mise en exergue témoigne d’un des rares moments où Freud prend un peu de hauteur, il fait un pas de côté et s’éloigne de la polémique, se détourne des effets imaginaires du récit de son patient pour instituer une règle, une règle qui se veut universelle, une loi fondamentale qui doit sa découverte à l’exercice de la psychanalyse et dans laquelle nous ne reconnaissons rien moins d’autre que le complexe d’Œdipe qui connaîtra le destin que l’on sait.

C’est ici que s’exerce la fascination de l’écrit freudien : alors qu’il semble englué dans l’imaginaire du discours de son patient, entièrement captivé par la démonstration du réel du sexuel comme traumatisme, à l’encontre de ses premiers disciples, le voilà qu’il parvient à défricher, à mettre à jour une loi symbolique, qui vaut pour tout un chacun, pour autant qu’il se reconnaisse comme névrosé, et ce bien avant de découvrir le mythe d’Œdipe qui en permettra une écriture formelle, un support indubitable.

 

Mais revenons à cet Extrait de l’histoire d’une névrose infantile là où nous l’avons laissée. Après le rêve des loups survenu vers l’âge de 4 ans, Sergueï connaît une période d’hystérie d’angoisse qui se métamorphose en névrose obsessionnelle avec l’apprentissage par la mère de l’histoire religieuse. Cette névrose obsessionnelle se développe sur le terrain d’une constitution sadique-anale écrit Freud. Nous allons nous arrêter un instant sur l’érotisme anal cette composante qui, nous l’avons vu, perdure toute la vie durant du Dr Pankejeff.

Ainsi, son rapport avec l’argent reste tout à fait particulier. Lorsqu’il rencontre Freud, l’argent tout comme la défécation est délégué à d’autres, chargé de gérer sa fortune ou de ses évacuations. Lorsqu’il arrive à Vienne au début de l’année 1910, âgé d’à peine 24 ans, il est non seulement accompagné du Dr Drosnes, qui fonda l’année suivante la Société psychanalytique de Russie, mais aussi d’un étudiant en médecine chargé de lui délivrer des lavements à la demande.

Il ne gère aucunement sa fortune, délégué à des amis de son père, puis à sa mère, avant de se faire ruiner par des conseillers douteux durant la guerre de Crimée : quelque chose comme, je ne veux rien en savoir.

L’entretien avec Karin Obhelzer revient longuement sur le fait que le Dr Pankejeff ne pouvait s’empêcher de rétribuer les relations sexuelles, alors même que la plupart des femmes qu’il rencontrait ne le demandaient pas.

Il eût même ce privilège unique au monde, non seulement de ne plus jamais rétribuer ses analystes après la première tranche effectuée avec Freud, mais aussi de se faire entretenir, dans une sorte de denier du culte analytique, par l’Association Psychanalytique Internationale. Ce qui lui permis, d’ailleurs, d’entretenir une relation aussi orageuse que passionnelle avec Louise, une petite intrigante viennoise qui occupa les derniers temps de sa vie sur terre.

Cette question de l’argent n’apparaît pas exclusivement obsessionnel, Sergueï Pankejeff délègue, se fait rouler, il réclame mais dilapide. C’est qu’un autre facteur rentre en ligne de compte, comme le souligne Freud à propos de la scène primitive : l’enfant interrompit finalement l’union entre ses parents par une évacuation de selles, qui pouvait motiver son cri. Dans cette reconstruction freudienne nous retrouvons là encore la prédominance de la zone érogène anale. Les selles restent le plus sûr cadeau qu’un enfant puisse offrir, mais aussi, une résolution régressive à ce à quoi il est confronté : retour à la théorie cloacale, l’enfant naît par l’anus. Le schème inconscient associe cadeau/selles/argent/enfant.

 

L’autre aspect assez particulier de cet érotisme anal concerne les troubles intestinaux, et Freud s’y arrête longuement. Il s’agit de troubles persistants, chroniques, de la fonction intestinale, qui consistent en une constipation opiniâtre qui ne se résolvant que par des lavements, ou, bizarrement, par des évacuations spontanées qui surgissent à l’occasion de soudaines excitations. Sergueï Pankejeff a longtemps connu une incontinence infantile, il redoublait de plaisanteries et d’exhibitions anales, dans un contexte où la menace de la dysenterie qui sévissait dans la région entretenait une attention certaine aux fèces : c’est la présence de sang dans les selles qui diagnostiquait alors cette maladie endémique. Par ailleurs, la mère de Sergueï n’en finissait pas de se plaindre de douleurs abdominales et de pertes de sang. C’est pourquoi, nous dit Freud, l’organe où pouvait s’exprimer l’identification avec la femme, l’attitude homosexuelle passive envers l’homme était la zone anale.

La pulsion anale se constitue ainsi comme lien privilégié de Sergueï avec le monde qui l’entoure. L’érotisme anal sera le vecteur électif de l’être au monde du jeune russe. Ainsi, le refoulement de l’attitude féminine envers le père s’exprime-t-il en diarrhées, constipations, et autres douleurs intestinales, fréquentes dans l’enfance. Plus tard, les fantasmes sexuels qui se construisent, eux, sur la base d’une connaissance sexuelle correcte, vont s’extérioriser eux aussi de façon régressive comme des troubles intestinaux.

Peu avant la fin programmée de l’analyse, afin de rompre la résistance passive que son patient entretenait sous la forme d’une indifférence respectueuse, Freud décide d’agir par suggestion sur les troubles intestinaux : finalement je reconnus l’importance du trouble intestinal ; il représentait la petite part d’hystérie qui se trouve régulièrement à la base d’une névrose obsessionnelle. Je promis au patient le plein rétablissement de son activité intestinale, rendis son incrédulité patente par cette promesse, et j’eus alors la satisfaction de voir disparaître son doute quand l’intestin, comme un organe affecté hystériquement, commença lors du travail à donner son avis, et au cours de peu de semaines retrouver sa fonction normale, si longtemps entravée.

Nous savons maintenant qu’après son analyse, la constipation du Wolfsmann réapparut, et qu’il du se résoudre à s’administrer des lavements, généralement 2 fois par semaine, pour le reste de sa vie. Bien plus, vers la fin de cette analyse, Freud lui-même fut tourmenté par des problèmes intestinaux qui se prolongèrent pendant quelques mois, nécessitants une consultation spécialisée et une rectoscopie.

 

C’est Alain Green, dans un livre paru en 1993, Le travail du négatif, qui décrit ainsi les sujets affectés d’une analité primaires : des écorchés vifs, narcissiquement marqués par une blessure précoce qui ne cicatrise pas et provoque une douleur psychique aiguë. Le narcissisme anal dont ils se supportent induit une érotisation anale inconsciente de toute relation, une altération du jugement et une tendance à la désobjectivation qui frise la dépersonnalisation psychotique. L’analité primaire, conçue par Green, met aux prises un sujet avec un impératif d’omnipotence symbiotique, qui tente d’abolir toute différence, ne serait-ce que sexuelle, avec l’autre ; et dont l’échec programmé ne laisse place qu’à un vécu d’emprise.

Pour en revenir au jeune Sergueï Pankejeff, Freud fait cette constatation un peu iconoclaste, dans le sens où elle interfère avec la nosographie analytique, qui se décline structurellement entre névrose, psychose et perversion : plusieurs courants psychiques subsistent chez Sergueï après le dévoilement du réel de la castration dans le rêve des loups. C’est là toute l’inventivité de Freud, d’avancer sans relâche dans les impasses théoriques, aux risques d’ébranler un édifice difficilement construit. C’est ici que le génie de Freud touche du doigt certaines conditions subjectives auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontées. Nous y reviendrons sans doute plus tard.

Sergueï a près de 5 ans, et co-existent donc en lui, nous dit Freud, différents fonctionnements psychiques :

  • d’une part, un premier courant tout à fait banal, qui refoule la castration et alimente par-là la symptomatologie intestinale ;
  • d’autre part, un deuxième courant qui est prêt d’accepter la castration, une homosexualité refoulée qui se console avec la féminité comme substitut, et c’est bien ainsi qu’il se présente à Freud, dépossédé du contrôle conscient et de sa fortune, et de son sphincter anal ;
  • enfin, un 3ème courant, beaucoup moins courant, plus ancien, plus profond, qui consiste à rejeter la castration, un rejet au sens où il ne voulut rien en savoir du refoulement.

 

Ces 3 tendances restent centrées par l’érotisme anal. Les 2 premières peuvent s’entendre comme l’ambivalence constitutive de la névrose obsessionnelle. Mais la 3ème nous ouvre à quelque chose de tout à fait inédit dans la théorie freudienne, le maintien d’une tendance psychique archaïque, chez un patient somme toute présenté comme essentiellement névrosé. Nous reviendrons plus tard sur la difficulté d’établir un diagnostic différentiel encore aujourd’hui sur le Wolfsmann, mais je voudrais souligner ici la prévoyance de Freud, qui, bien qu’il prétendit à la fin de son écrit que depuis lors le patient (..) s’est senti normal et s’est conduit de façon irréprochable, mettait là un bémol de bonne augure lorsque comme nous, nous connaissons la suite de l’histoire.

Coexistent ainsi chez Sergueï 3 tendances, dont les 2 premières, quoique ambivalentes vis à vis de la castration, la prennent en compte, la reconnaissent pour mieux activer le refoulement ; et une 3ème qui signe l’échec de ce refoulement, qui ne veut rien en savoir de cette castration, qui n’accède donc même pas à la pensée, et ne peut dès lors pas être refoulée. Il existe ainsi un certain clivage psychique entre ce qui de la castration est éligible au refoulement, et un reste, issu d’une disposition archaïque, qui demeure hermétique à tout jugement d’existence, qui est rejeté hors de toute subjectivation. En effet, nous explique Freud, le refoulement suppose une première affirmation, une prise de connaissance avant d’être soumis au processus de refoulement et de faire retour dans le symptôme.

Un refoulement « Verdrängung » est autre chose qu’un rejet « Verwerfung »

C’est ici que Freud fait le lien avec l’hallucination du doigt coupé : quand j’avais 5 ans, je jouais avec ma bonne d’enfants et taillais avec mon couteau de poche dans l’écorce d’un de ces noyers qui jouent aussi un rôle dans mon rêve. Tout à coup je remarquai avec un effroi indescriptible que je m’étais coupé le petit doigt de la main (droite ou gauche ?), de telle sorte qu’il ne tenait plus que par la peau. Je ne ressentais pas de douleur, mais une grande angoisse. Je n’osais dire à la bonne d’enfants éloignée de quelques pas, m’effondrait sur le banc le plus proche et restai assis, incapable de jeter encore un regard sur mon doigt. Enfin je me calmai, regardai le doigt en face, et voilà qu’il était parfaitement indemne.

C’est alors qu’il est âgé d’à peine 5 ans, que Sergueï est confronté au premier accès mélancolique de son père, qui nécessitera une hospitalisation de plusieurs mois. Cette hallucination intervient au moment de l’éclosion de la névrose obsessionnelle de l’enfance, au décours de l’épisode phobique provoqué par le rêve des loups : c’est à dire à un moment où il s’apprête à intégrer symboliquement la différence des sexes. A ce moment où s’impose à lui le réel de la castration, le père s’avère défaillant à le soutenir d’un certain pacte symbolique.

Sergueï associe sur un récit entendu, sans doute de la bouche de sa mère, qui relatait l’amputation à la hache d’un doigt de pied surnuméraire chez une patiente éloignée. Ce qui, pour Freud, confirme l’hypothèse enfantine : les femmes n’avaient pas de pénis parce qu’il leur avait été enlevé à la naissance. En première hypothèse, l’hallucination avaliserait ainsi la castration entrevue dans le rêve, et qu’il avait écarté par le refoulement.

Manifestement, Freud ne tient pas à s’étendre ici plus avant sur ce qu’il vient de découvrir, d’un rejet de la castration coexistant avec le refoulement même de cette castration. L’épisode de l’hallucination du doigt coupé ne tient qu’en une page à peine dans un récit freudien qui en compte près d’une centaine. Jacques Lacan va faire de l’hallucination de l’homme aux loups le paradigme du phénomène psychotique, mais nous verrons cela plus tard.

C’est la forme même de l’irruption de cet épisode dans le récit de Sergueï qui va faire l’objet de l’attention de Freud. C’est que Sergueï Pankejeff commence à le relater en affirmant : je vous ai déjà raconté cela. Ce à quoi l’analyste répond, sans doute en lui-même : je n’aurais pu laisser passer, sans la commenter, meilleure preuve d’une peur de la castration rencontrée à 5 ans. Le récit de cette hallucination du doigt coupé fait l’objet d’une publication intermédiaire, en 1913, sous le titre : De la fausse reconnaissance (déjà raconté) au cours du traitement psychanalytique.

En fait, nous dit Freud dans cet article, il s’agit alors de la réactivation d’une impression inconsciente. En toute bonne foi, Sergueï pensait lui avoir relaté l’épisode, alors même que les semaines précédentes, à plusieurs reprises, il lui avait fait part du souvenir d’un couteau de poche, rapporté comme cadeau par un oncle au retour d’un voyage lointain. Pour Freud, il s’agit là sans nul doute d’un souvenir écran qui dissimulait un souvenir refoulé d’une importance non soupçonnée. Néanmoins, Freud ne s’y attardera pas plus que son patient. Mais cet épisode retrouvera de sa vivacité lorsque le Dr Pankejeff se présentera à Ruth Mack-Brunswick, en octobre 1926, en proie à une symptomatologie plus franchement psychotique.

Christian Colbeaux (21/02/05)

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