Identificare

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L’identification, comme vous le savez, occupe une place centrale en psychanalyse, aussi bien en ce qui concerne la pratique que la théorie psychanalytique. La cure analytique elle-même s’apparente à un processus identificatoire du sujet à lui-même. Et c’est bien ainsi qu’est née la psychanalyse, à l’encontre de la suggestion et de l’hypnose que Freud, jeune psychiatre viennois, pratiquait à l’instar de Charcot et Bernheim, dont il avait traduit les textes principaux en allemand. Les « Etudes sur l’hystérie » qu’il mène alors avec Josef Breuer à la fin des années 1880 témoigne de ce passage de la suggestion à l’association libre. Ce fut d’abord « Emmy von N » qui exigea de la laisser raconter ce qu’elle a à dire. Puis, en 1890, « Elisabeth von R. », la première analyse d’une hystérique que j’ai mené à terme dira Freud, analyse qu’il compare à la technique de défouissement d’une ville ensevelie. Avec l’invention de la psychanalyse, le « connais-toi toi-même » de la tradition socratique accédait au statut d’objet scientifique. Du mythe de la caverne à l’archéologie de la psyché, il n’y a qu’un pas.

Le terme d’identification nous vient du latin « identificare », de « idem », le même, la même chose, et il s’apparente étymologiquement à l’idée, l’idéal et l’idéologie. Le dictionnaire philosophique de Lalande nous en donne 2 sens. Un sens transitif, l’action d’identifier, c’est à dire de reconnaître comme identique. Et un sens réfléchi, l’acte de s’identifier, par lequel un individu devient identique à un autre, ou par lequel 2 êtres deviennent identiques, en pensée ou en fait, totalement ou partiellement. Dans son dictionnaire de la psychanalyse, Laplanche précise que ce deuxième sens, l’action de s’identifier, se distingue en 2 : l’identification hétéropathique et centripète, dans laquelle c’est le sujet qui identifie sa personne propre à un autre ; et l’identification idiopathique et centrifuge où, à l’inverse, c’est le sujet qui identifie l’autre à sa propre personne. Les dictionnaires nous introduisent donc à une notion complexe, polymorphe, polysémique, d’emblée ternaire, qui met en jeu la constitution du sujet et ses rapports à l’autre ; et qui suggère un certain rapport à l’idéal.

Comme les années précédentes, « l’identification dans tous ses états » sera abordée selon un ordre de déchiffrement chronologique, historique à défaut d’être archéologique, c’est à dire que nous suivrons pas à pas l’élaboration de cette notion analytique, de l’hystérie freudienne au signifiant lacanien, de l’Oedipe au miroir.

 

Avant de s’attaquer au texte freudien, voyons ce que n’est pas l’identification.

  • L’identification n’est pas l’incorporation, qui en est en quelque sorte le prototype corporel. Caractéristique du stade oral, l’incorporation est le processus par lequel le sujet, sur un mode plus ou moins fantasmatique, fait pénétrer et garde l’objet à l’intérieur de son corps. Ce cannibalisme, autre terme employé par Freud à la suite d’Abraham, se retrouve dans les relations amoureuses, écrit Freud dans « au-delà du principe du plaisir » : au stade d’organisation orale de la libido, l’emprise amoureuse sur l’objet coïncide encore avec l’anéantissement de celui-ci.
  • L’identification n’est pas l’intériorisation, qui désigne un processus par lequel des relations intersubjectives se transforment en relations intrasubjectives. Par exemple : intériorisation d’un interdit, d’un conflit, etc.
  • L’identification n’est pas l’introjection, qui consiste, pour le sujet, à faire passer sur un mode fantasmatique, du dehors au dedans, des objets et des qualités inhérentes à ces objets. C’est l’équivalent dans le psychisme de l’incorporation qui concerne, elle, le corps. Introduite par Ferenczi, l’introjection est le pendant de la projection : le moi plaisir se constitue par une introjection de tout ce qui est source de plaisir, et par une projection au dehors de tout ce qui occasionne du déplaisir écrit Freud dans « Pulsions et destin des pulsions ».

 

L’identification va aussi connaître un certain destin chez certains théoriciens de la psychanalyse, nous y reviendrons peut-être. C’est d’abord l’identification à l’agresseur proposée par Anna Freud en 1936. Ce renversement de la relation agressive trouve des prolongements chez René Spitz, qui en fait le mécanisme prépondérant de l’acquisition du « non », et chez Daniel Lagache, pour qui l’identification à l’agresseur est à l’origine de la formation du Moi Idéal : le sujet s’identifie à l’adulte doté de toute puissance écrit-il.

C’est aussi l’identification projective de Mélanie Klein, en 1952, caractéristique de la position paranoïde-schizoïde qu’elle décrit. C’est le processus par lequel le moi expulse hors de lui les expériences intolérables en se clivant lui-même, et en projetant ces parties clivées dans des objets extérieurs. Ceci s’observe essentiellement chez des patients psychotiques.

On peut aussi citer l’identification héroïque de Didier Anzieu, propre aux membres d’un groupe constitué ; et les fantasmes d’identification d’Alain de Mijola, sorte d’identifications écrans à un personnage primordial de l’histoire familiale, ou à une célébrité de l’environnement social.

 

Retour à Freud, qui repère le travail de l’identification dans l’écoute de ses analysants. Les tous premiers prémisses du mécanisme psychique de l’identification apparaissent dans sa correspondance avec Fliess :

  • La lettre 53 en date du 17 décembre 1896 : c ‘est ainsi que s’est vu confirmer un soupçon que je nourrissais depuis longtemps, un soupçon relatif au mécanisme de l’agoraphobie chez les femmes. Tu le devineras très bien en pensant aux protituées. C’est le refoulement de la compulsion à aller chercher dans la rue le premier venu, un sentiment de jalousie à l’égard des prostituées et une identification à elles. Avec Freud, l’identification est d’emblée considérée comme un processus psychique, corollaire au symptôme et s’originant du refoulement du sexuel.
  • Lettre 61 du 2 mai 1897 : rôle des domestiques : un intense sentiment de culpabilité (à propos de vols, d’avortements, etc.) naît parfois chez une femme par identification à ces personnes de basse moralité. Bien sûr ces dernières surgissent, dans son souvenir, comme des femmes méprisables dont les figures se trouvent sexuellement liées à celle du père ou du frère. Le fait que la vile conduite du chef de famille à l’égard des servantes soit expiée par le sentiment, chez la fille, du ravalement de soi, semble constituer une tragique expiation.

 

En ces temps préhistoriques de la psychanalyse, contemporains des « Etudes sur l’hystérie » et de la rédaction de « L’interprétation des rêves », entre autres, Freud décèle dans le mécanisme de l’identification la clé même du symptôme hystérique, à charge ensuite de dévoiler dans le dire de l’analysant le mécanisme inconscient sous-jacent. Dans le même temps, Freud théorise l’étiologie sexuelle des névroses, le rôle des fantasmes dans la formation du rêve et des symptômes, l’importance du roman familial, l’impact du refoulement, etc.…

 

 

L’identification symptomatique de l’hystérique va ainsi constituer en quelque sorte le fil rouge de la « Traumdeutung », puisqu’il s’agit pour Freud d’identifier en quelque sorte le rêve au symptôme : Ma dernière généralisation tient bon et semble vouloir progresser à l’infini. Ce n’est pas seulement le rêve qui est une manifestation de désir, mais aussi l’accès hystérique. C’est exact pour le symptôme hystérique et sans doute aussi pour tous les faits névrotiques. Lettre 105 à Fliess du 19 février 1899.

 

Comme souvent chez Freud, c’est une objection apparente à ce principe qui va se révéler fructueux. C’est le rêve de « La belle bouchère » : vous dites toujours, déclare une spirituelle malade, que le rêve est un désir réalisé. Je vais vous raconter un rêve qui est le contraire d’un désir réalisé. Comment accorderez-vous cela à votre théorie ?. Voici le rêve : je veux donner un dîner, mais je n’ai pour toutes provisions qu’un peu de saumon fumé. Je voudrais aller faire des achats, mais je me rappelle que c’est dimanche après-midi et que toutes les boutiques sont fermées. Je veux téléphoner à quelques fournisseurs, mais le téléphone est détraqué. Je dois donc renoncer au désir de donner un dîner.

Imperturbable, Freud incite sa patiente à associer librement sur les événements des jours derniers. D’abord, le mari boucher, a évoqué l’idée de faire une cure d’amaigrissement. La patiente, elle, lui a demandé de ne pas lui offrir de caviar, alors même qu’elle souhaite depuis longtemps manger chaque matin un sandwich au caviar, mais elle se refuse cette dépense. Bien sûr, si elle le lui demandait, elle l’obtiendrait aussitôt. Freud remarque que sa patiente est ainsi contrainte de se créer dans la vie un désir insatisfait.

 

Freud insiste, et après un temps de résistance silencieuse, la belle bouchère raconte qu’elle a rendu visite à une amie dont elle est fort jalouse, parce que son mari en dit toujours du bien. Fort heureusement, l’amie en question est maigrelette, alors que le mari boucher affectionne les femmes fortes. Mais voilà que cette amie lui fait part de son désir de grossir, et lui demande : quand nous inviterez-vous à nouveau ? L’on mange toujours si bien chez vous.

 

Le sens du rêve commence à s’éclaircir : ne pas donner le dîner accompli le vœu de ne pas contribuer à rendre l’amie plus désirable aux yeux de son boucher de mari. Freud ne s’en tient pas là. Le saumon fumé est le plat préféré de cette amie, à l’instar du caviar de la belle bouchère. Un second sens du rêve apparaît alors à Freud : ce n’est pas tant le désir de ne pas satisfaire son amie, mais la satisfaction d’un désir non accompli : le rêve acquiert un sens nouveau, s’il n’y est point question d’elle mais de son amie, si elle s’estime à la place de celle-ci, ou, en d’autres termes, si elle s’identifie à elle.

A l’occasion de ce rêve rapportée dans la « Traumdeutung », Freud s’interroge sur le sens de l’identification hystérique : l’identification est un facteur très important dans le mécanisme de l’hystérie. C’est grâce à ce moyen que les malades peuvent exprimer par leurs manifestations morbides les états intérieurs d’un grand nombre de personnes et non seulement les leurs, ils peuvent souffrir en quelque sorte pour une foule de gens et jouer à eux seuls tous les rôles d’un drame. Mais attention, l’identification n ‘est pas simple imitation, mais appropriation à cause d’une étiologie identique, elle exprime un « tout comme si » et a trait à une communauté qui persiste dans l’inconscient. L’identification est le plus souvent utilisée dans l’hystérie comme l’expression d’une communauté sexuelle. L’hystérie s’identifie de préférence, mais pas exclusivement, avec des personnes avec qui elle a été en relations sexuelles ou qui ont des relations sexuelles avec les mêmes personnes qu’elle. Cette malade ne fait donc que se conformer aux règles de la pensée hystérique, quand elle exprime sa jalousie contre son amie (jalousie qu’elle sait d’ailleurs injustifiée) en se mettant à sa place dans le rêve et en, s’identifiant avec elle par la création d’un symptôme (celui du désir qu’elle se refuse).

 

Cette toute première apparition de la notion d’identification comme processus psychique dans les écrits freudiens reste riche d’enseignements. L’identification y apparaît d’emblée comme une manifestation de l’inconscient, présente et dans le rêve, et dans le symptôme. Elle s’origine de la libido, du sexuel, du fantasme, pour se présenter sur une autre scène, celle de la conversion hystérique ou de l’hallucination onirique : c’est le retour du refoulé. L’identification met en scène le fantasme sexuel, dans le travail du rêve ou dans la réalité intersubjective.

 

L’avant-dernier chapitre de la « Traumdeutung » concerne « le travail du rêve ». Les procédés de figuration dans le rêve sont destinés à contourner la censure. Ainsi, les relations logiques de la pensée consciente apparaissent sous la forme de relations de ressemblance, d’accord, de contact, de « tout comme si » écrit Freud : l’identification se produit de la manière suivante. Une seule des personnes qui forment un ensemble est représentée dans le contenu du rêve, les autres paraissent dans le rêve réprimées par elle. Cette « personne de couverture » apparaît dans toutes les relations et situations des personnes qu’elle recouvre autant que dans les siennes propres. Quand il y a personnalité composite, on trouve dans l’image du rêve des traits particuliers à chaque personne mais qui ne sont pas communs à toutes, si bien que c’est l’union de ces divers traits qui forme une unité nouvelle, une personnalité mélangée…..On saisit aisément combien ce mode de représentation par identification peut servir à échapper à la censure due à la résistance.

 

C’est qu’il ne faut pas oublier, écrit Freud, que c’est la personne même du rêveur qui apparaît dans chacun des rêves, je n’ai trouvé aucune exception à cette règle. Le rêve est absolument égoïste. Quand je vois surgir dans le rêve non pas mon moi, mais une personne étrangère, je dois supposer que mon moi est caché derrière cette personne grâce à l’identification. Il est sous-entendu. D’autres fois mon moi apparaît dans le rêve et la situation où il se trouve me montre qu’une autre personne se trouve derrière lui grâce à l’identification. Il faut alors découvrir par l’interprétation ce qui est commun à cette personne et à moi et le transférer sur moi. Il y a aussi des rêves où mon moi apparaît en compagnie d’autres personnes qui, lorsqu’on résout l’identification, se révélent être mon moi.

 

            Dans le rêve, quels que soient les personnages qui y figurent, il n’y a toujours qu’une seule et même instance représentée, celle du moi du rêveur, qui satisfait un désir refoulé. L’identification est une modalité de la condensation dans le travail du rêve, elle permet de figurer le moi sous différents masques afin d’échapper à la censure. L’identification hystérique et onirique augure le moi imaginaire lacanien, qui peut se représenter comme une sorte d’oignon, dont chaque couche correspond à une identification, un oignon qu’il s’agit d’éplucher, dans le procès analytique, couche par couche, jusqu’au germe même. Ce qui nous ramène à la tradition philosophique socratique.

 

Christian Colbeaux (17/10/05)

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