Je vais reprendre le cours du séminaire de Lacan là où nous l’avons laissé la dernière fois, c’est à dire au commentaire de Lacan sur le petit Dick, ce patient dont parle Mélanie Klein dans son article de 1930 « L’importance de la formation du symbole dans le développement du Moi ». Et je vous propose de l’articuler d’emblée avec « l’expérience du bouquet renversé » que Lacan introduit dans la séance suivante du 24 février 1954.
Henri Bouasse, l’inventeur de cette expérience, vient alors de décéder le 15 novembre 1953. Professeur honoraire à la faculté des sciences de Toulouse, Henri Bouasse est fils d’imprimeur et il a publié une « Bibliothèque scientifique de l’ingénieur et du physicien » en 45 volumes de 600 à 900 pages chacun.
L’expérience consiste à placer une boîte ouverte devant un miroir concave. Un vase est posé sur la boîte, un bouquet de fleurs est suspendu à l’intérieur de la boîte. Si l’observateur est bien positionné, s’il est dans le bon angle, il va voir le vase surmonté du bouquet de fleurs.
Lacan présente cette expérience comme un succédané du stade du miroir de 1936, soit littéralement, une substitution, c’est un terme qui appartient au vocabulaire pharmaceutique. Il l’inscrit dans la tradition freudienne, celle du schéma optique de la Traumdeutung. Cette expérience du bouquet renversé est une métaphore du nouage du réel, du symbolique et de l’imaginaire dans la constitution du Moi primitif du Sujet.
Avec le stade du miroir, Lacan mettait l’accent sur l’anticipation par le sujet de l’appréhension de son corps comme totalité, tel qu’il est vu et désigné dans le miroir, avant même d’accéder à une maîtrise réelle de ce corps. C’est une spécificité de l’être humain, l’animal ne se reconnaît pas dans le miroir : c’est l’aventure originelle par où l’homme fait pour la première fois l’expérience qu’il se voit, se réfléchit et se conçoit autre qu’il n’est – dimension essentielle de l’humain, qui structure toute sa vie psychique.
L’expérience du bouquet renversé permet d’introduire la triplicité réel, symbolique, imaginaire, dans le stade du miroir. Le vase, c’est le corps propre tel que perçu par le sujet dans le miroir ; le bouquet de fleurs, ce sont les désirs, les pulsions à l’œuvre dans les dessous ; et l’œil symbolise le sujet lui-même. Soit le vase imaginaire, les fleurs réelles et l’œil symbolique : sans ces 3 références, impossible de rien comprendre à la technique et à l’expérience freudienne.
Revenons au petit Dick. Son égo n’est pas formé nous dit Lacan, et à défaut d’être symbolisée, la réalité s’impose à lui à l’état brut : il est tout entier dans la réalité, dans l’indifférencié. Habituellement, le petit homme interagit avec un certain nombre de premiers objets, qu’il projette, introjecte, expulse, ré-introjecte, etc. A chaque rapport qu’il entretient avec ses premiers objets correspond un mode d’identification, des identifications primitives qui précédent l’identification moïque. Ces identifications primitives sont source d’anxiété. Or Dick est tout à fait étranger à ce sentiment d’anxiété. Tout lui est indifférent, qu’il quitte sa nurse ou qu’il se retrouve en tête à tête avec Mélanie Klein : Dick ne peut même pas arriver à la première sorte d’identification qui serait une ébauche de symbolisme.
Normalement, sur la base de ses identifications primitives, le petit homme développe toute une série d’équivalents imaginaires qui vont lui permettre d’investir peu à peu les objets de son environnement et d’appréhender sa réalité. Il ébauche ainsi des identifications avec un nombre toujours plus grand d’objets qu’il introjecte, projette, ré-introjecte, etc. L’anxiété est en quelque sorte le moteur de ses allers et retours, elle empêche toute fixation trop précoce de la réalité. Ce n’est que plus tard, au stade génital, lorsque ces fantasmes se seront symbolisés, que la réalité du sujet sera alors fixée.
Pour Dick, la réalité est bien fixée, mais les allers et retours avec les objets se sont révélés impossible. Tout se passe comme s’il avait à faire à une symbolisation anticipée, figée, en une seule et unique identification primitive, celle du vide, du noir. Rapporté à l’expérience du bouquet renversé, cela donne : l’œil, qui symbolise le sujet, est dans une telle position que le bouquet et le vase ne peuvent pas se conjoindre dans une même image. Il y a chez lui une disjonction du réel et de l’imaginaire qui s’origine d’une mauvaise position symbolique : dans le rapport de l’imaginaire et du réel, et dans la constitution du monde telle qu’elle en résulte, tout dépend de la situation du Sujet. Et la situation du sujet est essentiellement caractérisée par sa place dans le monde symbolique, autrement dit dans le monde de la parole.
Dick a 4 ans lorsqu’il rencontre Mélanie Klein, mais il a le développement intellectuel et le vocabulaire d’un enfant de 15 à 18 mois. La plupart du temps, il émet des sons incompréhensibles, et bien qu’il soit capable de prononcer un certain nombre de mots qu’il connaît très bien, il les déforme ou il les répète mécaniquement, sans jamais manifester le désir de se faire comprendre.
Alors, l’interprétation de Mélanie Klein, qui peut apparaître intrusive, plaquée, artificielle, s’avère tout compte fait opérante. C’est qu’à partir du moment où Mélanie Klein lui parle, qu’elle l’assigne en quelque sorte au mythe oedipien, elle rectifie les coordonnées subjectives du petit Dick, elle le place à la bonne distance, dans le bon angle par rapport au miroir concave de l’expérience. Mélanie Klein l’introduit à la verbalisation à la fonction de la parole, qui vient suturer le réel et l’imaginaire et permet le jeu des allers et retours entre le sujet et les objets. C’est cette première ébauche symbolique, prêtée par Mélanie Klein à l’enfant, qui lui permet d’investir petit à petit la réalité qui l’entoure : les éléments de symbolisation introduits par le thérapeute déterminent une position initiale à partir de laquelle le Sujet peut faire jouer l’imaginaire et le réel, et conquérir son développement.
Au delà du cas Dick, l’expérience du bouquet renversé apparaît comme la représentation du Sujet avant même la naissance du Moi : le Sujet est antérieur au Moi, puisque ce sont les coordonnées symboliques qui permettent le nouage du réel et de l’imaginaire et par la même la constitution du Moi. C’est le Sujet, en tant que fonction symbolique, qui fait coïncider le contenant et le contenu, le vase et le bouquet de fleurs, l’image du corps et le réel de la pulsion. Cette fonction symbolique, Lacan ne cesse de le répéter, c’est la fonction de la parole. C’est à partir du moment où l’être humain parle, qu’il est pris dans les rets de la parole, que peut se constituer le Moi, une image unifiée d’un corps contenant les pulsions.
La séance suivante, celle du 10 mars 1954, est consacrée à l’exposé du cas de Robert par Rosine Lefort. Robert est alors un petit garçon de 6 ans, il est né de père inconnu et sa mère est internée comme paranoïaque, après avoir connu l’errance. Robert va être hospitalisé à 2 reprises, à l’âge de 5 mois, puis de 11 mois, dans un grand état d’hypotrophie et de dénutrition, avant d’être séparée définitivement de sa mère. Quand Rosine Lefort le rencontre dans son institution, il est âgé de 3 ans et 9 mois, et il a connu auparavant 25 changements de résidence. Elle le décrit ainsi : au point de vue staturo-pondéral, il était en bon état, à part une otorrhée bilatérale chronique. Au point de vue moteur, il avait une démarche pendulaire, une grande incoordination des mouvements, une hyperagitation constante. Au point de vue du langage, absence totale de parole coordonnée, cris fréquents, rires gutturaux et discordants. Il ne savait dire que 2 mots qu’il criait, Madame ! et Le Loup ! Ce mot, Le Loup !, il le répétait à longueur de journée, ce qui fait que je l’ai surnommé l’enfant-loup, car c’était vraiment la représentation qu’il avait de lui-même.
Après une question du philosophe Hyppolite, Rosine Lefort va identifier le loup à la mère dévorante. Ce que conteste Lacan : le loup naturellement pose tous les problèmes du symbolisme. Lacan situe la place du loup dans le système symbolique même, dans une fonction plus large sur le plan mythique, folklorique, religieux, primitif.
Le Loup !, c’est le trognon de parole dit Lacan, qui relie Robert à la communauté humaine. Ce vocable, qui évoque une identification totémique, est en quelque sorte la présentification même du Surmoi, qu’il faut radicalement distinguer de l’Idéal du Moi : le Surmoi est contraignant et l’Idéal du moi est exaltant, mais surtout, le Surmoi se situe essentiellement sur le plan symbolique de la parole, à la différence de l’Idéal du Moi. Le Surmoi est ainsi une formation symbolique qui préexiste au Moi et qui détermine les cordonnées symboliques du sujet, la place de l’œil dans l’expérience du bouquet renversé. D’une certaine façon, l’enfant-loup incarne ce qui serait un sujet pur, un sujet sans Moi ni image unifiée de lui-même, c’est à dire une simple fonction symbolique.
Du petit Dick au cas de Robert, s’isole ainsi la fonction symbolique qui constitue le sujet et permet le nouage du réel, de l’imaginaire et du symbolique. Ce dont souffrent ces enfants, c’est d’être sans Moi, sans image unifiante d’eux-mêmes. L’expérience du bouquet renversé montre qu’il faut que le sujet soit à la bonne distance, dans le bon angle vis à vis du miroir concave pour que contenant et contenu, vase et bouquet se conjoignent. C’est de la position symbolique du Sujet que dépend la constitution du Moi, avec un contenant, l’image du corps propre, et un contenu, le réel de la pulsion. Cette fonction symbolique du Sujet, c’est avant tout le Surmoi qui trouve ses racines dans les échanges symboliques qui environnement et précédent même la naissance du sujet. Au commencement était le verbe, le Surmoi.
Christian Colbeaux (11/04/07)