Sigmund Freud écrit la première version de ce texte en juillet 1929, alors qu’il est en villégiature comme souvent à Berchtesgaden, en Bavière, là même où, ironie de l’histoire, Adolf Hitler installera plus tard son « nid d’aigle ». Le 28 juillet 1929, il écrit à Lou Andréas Salomé : On ne peut pas fumer et jouer aux cartes toute la journée (…) Pendant ce travail, j’ai redécouvert les vérités les plus banales.
Freud est alors âgé de 73 ans, son œuvre est derrière lui, et il est diminué par son état de santé, les douleurs provoquées par son cancer de la mâchoire diagnostiqué en 1923, et par la prothèse qu’il porte après une longue série d’interventions chirurgicales. Il écrit ainsi à Ferenczi le 13 décembre 1929 : la plus grande partie de mon activité doit être consacrée au maintien de cette fraction de santé dont j’ai besoin pour poursuivre mon travail journalier. Une véritable mosaïque de mesures thérapeutiques doit être constituée pour obliger mes divers organes à agir dans ce sens.
Sur les conseils de Marie Bonaparte, sa muse française, Freud se dote en cette année 1929 d’un médecin personnel en la personne de Max Schur (1887 – 1969). D’origine polonaise, Max Schur entreprend des études de médecine à Vienne, et il assiste à des conférences de Freud. Analysé par Ruth Mack Brunswick, analysante de Freud et seconde analyste de « l’homme aux loups », il intègre la société viennoise de psychanalyse en 1931. Max Schur suivra Freud dans son exil londonien en 1939, et il tiendra la promesse qu’il avait faite à Freud en lui administrant le 23 septembre 1939 une dose mortelle de morphine. Il rejoignit alors New York, où il exerça comme psychanalyste.
Daté de 1930, le livre paraît en décembre 1929, soit peu de temps après la « mardi noir », qui vit s’effondrer les cours de la bourse aux Etats Unis, engageant le reste du monde dans la « grande dépression » qui suivit. En septembre 1930, le parti nazi d’Adolf Hitler remporte la majorité au Reichstag, le parlement allemand. Dès 1936, les livres de Freud, parmi d’autres, font l’objet d’autodafés par les autorité allemandes. Le 12 mars 1938, c’est l’Anschluss, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne. Freud ne partira qu’en juin 1938 pour Londres, sur l’insistance et grâce aux relations de Marie Bonaparte.
Le livre fut un succès, 12.000 exemplaires se sont écoulés en un an, la première réédition allemande date de l’année suivante, en 1931. Il est traduit dès 1930 en anglais, en 1934 en français, puis en 1936 en espagnol…
Tout ce qui précède peut paraître anecdotique, mais je pense, au contraire, qu’il n’en ait rien. Et c’est bien la leçon de ce texte, qui consiste à arrimer la subjectivité de l’homme aux conditions culturelles dans lesquelles il vit, il parle, il travaille, il enfante, etc. En définitive, Freud indique clairement dans ce texte presque testamentaire, la dépendance du sujet parlant à son environnement culturel. Ce qu’interprètera plus tard Jacques Lacan sous la forme du discours comme lien social.
Le malaise est considéré comme le plus philosophique, ou par d’autres, le plus anthropologique, des œuvres de Freud. Certes, il fait référence aux premiers sociologues. Max Weber (1864 – 1920), d’origine allemande qui écrit en 1905 « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme ». Max Weber est le fondateur de la sociologie compréhensive, pour laquelle il s’agit de rendre compte du sens subjectif des individus dans le fondement de l’action sociale. Ainsi, les religions sont envisagées comme autant de contributions décisives à la rationalisation du monde. On peut aussi citer Emile Durkheim, le père de la sociologie française, qui publie dès 1912 « Les formes élémentaires de la vie religieuse » après un séjour en Océanie. Pour Durkheim, les représentations religieuses fondent un être collectif et impersonnel, chargé de représenter le social.
Pour Freud, il l’écrit en 1927 dans « L’avenir d’une illusion », la sociologie n’est alors que de la psychologie appliquée. D’une certaine manière, on peut considérer les dernières œuvres majeures de Freud, « L’avenir d’une illusion », en 1927 ; « Malaise dans la culture », 1930 et « Moïse et le monothéisme », écrit en 1934 mais publié en 1937 ; comme une trilogie définissant l’extension du champ de la psychanalyse au social, en quelque sorte, Freud tente ainsi de ramener ces sciences naissantes de la sociologie et de l’anthropologie au giron de la science psychanalytique qu’il a fondé. Nous remarquerons, que près d’un siècle plus tard, ces sciences restent très imprégnées de l’apport psychanalytiques, et que le débat entre les psychanalystes, les sociologues et les anthropologues reste très intense et productif. J’en veux pour preuve, par exemple, le dernier livre du sociologue Alain Ehrenberg, La société du malaise, paru récemment, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir.
Non seulement pour cela, le malaise reste d’une actualité brûlante. Et l’histoire même de sa traduction en français dévoile l’enjeu de cet écrit.
Déjà, Freud a hésité sur le titre de son ouvrage. Intitulé dans un premier temps « Das Glück und die Kultur », soit Le bonheur et la culture, puis « Das Unglück in der Kultur », Le malheur dans la culture ; il paraît sous le titre « Das Unbehagung in der Kultur ». Unbehagen a le sens de mécontentement, inquiétude, malaise.
Il est rare que Freud hésite ainsi sur un titre. Les événements sociaux et politiques contemporains de son écriture, n’y échappent pas : l’idéologie allemande en ces temps de près-guerre, accuse la civilisation, Zivilisation en allemand, d’être d’essence française, issue de leurs travaux coloniaux, et elle préfère la Kulture allemande, d’origine arienne.
Déjà, en 1927, dans « L’avenir d’une illusion », Freud qui était un francophone averti, n’oublions pas qu’il suivit les enseignements de Charcot à la Sapétrière en 1985, écrivait : « Je dédaigne faire la différence entre culture et civilisation ».
La traduction du titre en anglais a donné « Civilization and its discontents », soit en français, civilisation et ses mécontentements. La traduction espagnole est plus proche du français : « El malestar en la cultura », le malaise dans la culture.
La première traduction française fut réalisée par Charles Odier (1886 – 1964) en 1934, psychiatre et psychanalyste suisse, analysé par Karl Abraham, qui résida à Vienne, Berlin, puis Paris où il fut un des membres fondateurs de la Société Psychanalytique de Paris. Il imposa le titre « Malaise dans la civilisation », jusqu’en 1994, date de la parution du texte dans les oeuvres complètes de Freud aux PUF en 1994, qui l’intitulèrent « Malaise dans la culture ».
Ceci peut paraître anecdotique, mais il n’en est rien. Depuis que l’œuvre de Freud est tombée dans le domaine public en France, sont parues deux traductions distinctes.
Bernard Lortholary, au Seuil, titre sa traduction Le malaise dans la civilisation. Il s’en explique dans un entretien au « Monde » en janvier 2010 : La langue allemande dispose de deux termes, « Kultur » et « Zivilisation ». Quand on traduit, il faut toujours se demander : ce texte, de quoi il parle, à quelle date, et à qui s’adresse-t-il maintenant ? Freud parle du malaise engendré par la civilisation. Mais il écrit à un moment où les idéologues accusent la « Zivilisation » d’être française, voire juive, par opposition à la « Kultur » allemande. Il met lmes pieds en terrain miné. Nous n’en sommes plus là. Aujourd’hui, si un journal titre « Malaise dans la culture », on se dit : ah, Frédéric Mitterrand doit avoir de gros soucis… Le terme « culture a été réquisitionné par ce sens institutionnel ».
Au contraire, Dorian Astor, en cette même année 2010, traduit le livre de Freud par Le malaise dans la culture. Explication, toujours dans le « Monde » : Il y a ici un jeu de miroir. En allemand, le terme « Kultur » est mélioratif, il signifie supérieur. En français, c’est plutôt « civilisation » : on ne parle pas de civilisation papoue, mais de culture papoue (…) A partir de là, il faut savoir comment les choses s’articulent conceptuellement. Freud est l’héritier d’une philosophie où l’on oppose nature et culture. Pour lui, tout ce qui éloigne l’homme de la nature est un fait culturel. Utiliser le terme « civilisation » pour traduire le titre, ce serait en revenir au vieux sentiment français façon années 1930. J’ai opté pour « Malaise dans la civilisation ».
François Robert, qui appartient au comité éditorial des Œuvres complètes de Freud aux PUF, répond dans ce même article de janvier 2010 : la distinction « Kultur/Zivilization » appartient à l’univers de pensée allemand. Pourtant, il est possible d’importer le concept de « Kultur » dans la traduction, où ce mot va ^rendre une nouvelle acceptation, parfaitement cohérente avec celle qu’il a aujourd’hui en français « la culture est édifiée sur le renoncement pulsionnel », répète Freud. Telle est l’opposition pertinente chez lui. Si on traduit par « civilisation », on perd donc le sens nouveau que Freud a donné au mot « Kultur » : la grande nouveauté freudienne, c’est d’assimiler la nature à la pulsion, et la culture à son refoulement.