II/ En réponse à Romain Rolland

Kultur

Freud écrit Le malaise en réponse à Romain Rolland, avec lequel il a poursuivi un intense dialogue épistolaire de 1923 à 1936. Romain Rolland (1866 – 1944) a reçu le prix Nobel de littérature en 1915 pour son roman Jean Christophe qui compte pas moins que 10 volumes. Réfugié en Suisse à partir de 1914, il sera l’un des fondateurs de la Croix Rouge. Militant pacifiste et compagnon de route de la 3ème Internationale, Romain Rolland a publié en 1924 un livre sur Gandhi.

Romain Rolland a fait part à Freud de son objection aux thèses que ce dernier développe dans L’avenir d’une illusion, paru en 1927. L’écriture du Malaise deux ans plus tard constitue donc la réponse de Freud.

Dans L’avenir, Freud passe la religion au crible de l’exploration psychanalytique. Il définit tout d’abord la culture comme tout ce en quoi la vie humaine s’est élevée au dessus de ses conditions animales. Le savoir produit par l’être humain doit lui permettre de dominer la nature, de satisfaire ses besoins et de régler les relations des hommes entre eux.

Néanmoins, note Freud, si pour le plus grand nombre, l’identification des opprimés avec la classe qui les dirige peut être source de satisfaction narcissique, il n’en reste pas moins qu’il est inutile de dire qu’une civilisation qui laisse insatisfait un aussi grand nombre de ses participants et les conduit à la rébellion n’a aucune perspective de se maintenir de façon durable et ne le mérite pas. C’est que pour l’individu, comme pour l’humanité en général, la vie est difficile à supporter insiste Freud.

Et c’est là qu’intervient la religion, qui a pour tâche de compenser les manques et les dommages liés à la culture, (et) de prendre garde aux souffrances que les hommes s’infligent les uns aux autres.

Le mot religion nous vient du latin religare, qui signifie faire lien, relier. De tout temps, le sentiment religieux vient répondre à ce que Freud appelle l’énigme douloureuse de la mort. C’est autour des rites funéraires que l’idée religieuse apparaît chez l’être parlant.

Ce qui intéresse Freud, c’est l’origine psychique de ce sentiment religieux. Et pour lui, la genèse du sentiment religieux est indéniablement infantile, les idées religieuses célèbrent le pouvoir paternel et perpétuent l’illusion infantile : les hommes façonnent leurs dieux à l’image de leur père.

Les idées religieuses permettent aussi l’accomplissement des souhaits les plus anciens, les plus forts, et les plus puissants de l’humanité. Soit, des idées aussi délirantes, écrit Freud, que la promesse de la vie éternelle, l’affranchissement de la nature, la satisfaction de tous les besoins et la béatitude entre les êtres.

Le problème, c’est que la religion est un échec, elle ne prévient pas le malheur du plus grand nombre au sein de leur propre civilisation.

C’est en quoi la religion est une illusion, et non pas une erreur. C’est même un symptôme, un symptôme collectif : la religion serait la névrose de contrainte universelle de l’humanité. Comme celle de l’enfant, elle serait issue du complexe d’Œdipe, de la relation au père.

Aussi, Freud place ses espoirs dans le progrès scientifique : plus il est d’hommes à qui les trésors de notre connaissance deviennent accessibles, plus s’étend l’aire d’abandon de la foie religieuse (…) La religion, c’est l’ennemi insiste-t-il.

Bien sûr, ce texte de 1927 fait scandale. Romain Rolland, que Freud considérait comme l’un des 12 hommes sur lesquels repose l’avenir du monde, objecte : c’est le sentiment océanique, la sensation d’éternité éprouvée par tout homme qui est la source première de la religiosité. C’est en réponse à Romain Rolland que Freud écrit Le Malaise.

Freud conteste l’objectivité du sentiment océanique, et d’ailleurs, il n’en a pas trouvé trace en lui-même. Cette sensation d’infini, d’illimité, s’origine du moi primitif, un moi indifférencié qui englobait et l’enfant, et son environnement. Par la suite, le principe de plaisir permet une différenciation progressive du moi et des objets, et le principe de réalité permet un détachement du moi du monde extérieur.

Dès lors, le sentiment océanique n’est que la conservation du sentiment primaire du moi d’union avec le grand Tout, car rien dans la vie psychique ne peut se perdre, rien ne disparaît de ce qui s’est formé, tout est conservé d’une façon quelconque et peut réapparaître dans certaines circonstances favorables. Et Freud cite l’exemple des vestiges de Rome, sans s’apercevoir de l’homophonie avec son interlocuteur, Romain Rolland.

Freud reprend les thèses développées précédemment dans L’avenir à propos des croyances religieuses : tout cela est évidemment si infantile, si éloigné de la réalité, que pour tout ami sincère de l’humanité, il devient douloureux de penser que jamais la grande majorité des mortels ne pourra s’élever au dessus de cette conception de l’existence.

Pour supporter le fardeau de la vie, l’homme dispose de 3 espèces de moyens : les fortes diversions, comme le travail scientifique ; les satisfactions substitutives comme celles qu’apporte l’art ; et les stupéfiants : l’un ou l’autre de ses moyens nous est indispensable.

L’homme aspire au bonheur, mais celui-ci ne peut qu’être épisodique, voire même très relatif : nous sommes ainsi faits que seul le contraste est capable de nous dispenser une jouissance intense. Car la souffrance menace l’homme de 3 côtés : dans son propre corps, dans le monde extérieur et dans les rapports des hommes entre eux.

La méthode chimique, le Sorgenbrecher, l’intoxication apparaît de tout temps comme une panacée : on ne leur doit pas seulement une jouissance immédiate, mais aussi un degré d’indépendance ardemment souhaité à l’égard du monde extérieur (…) Mais on sait aussi que cette propriété des stupéfiants en constitue précisément le danger et la nocivité.

La sagesse orientale, si elle assure une certaine maîtrise des instincts et procure ainsi une certaine garantie contre la souffrance, elle réduit dans le même mouvement les possibilités de jouissance.

Une des meilleures techniques de lutte contre la souffrance, c’est la sublimation, le déplacement de la libido dans le labeur intellectuel, les activités de l’esprit, la création artistique : le point faible de cette méthode est qu’elle n’est pas d’un usage général, mais à la portée d’un petit nombre seulement.

L’amour peut apparaître comme le prototype de l’aspiration au bonheur. Mais là encore, son extrême dépendance à l’objet est source potentielle de grandes souffrances.

L’esthétique protège faiblement mais nous dédommage. L’émotion esthétique dérive de la sphère des sensations sexuelles (…) c’est l’exemple typique de tendance inhibée quant au but.

En fin de compte, si le programme que nous impose le principe de plaisir, et qui consiste à être heureux, n’est pas réalisable, il nous est permis pour autant … de ne pas renoncer à tout effort destiné à nous rapprocher de sa réalisation.(…) le bonheur est un problème d’économie libidinale individuelle : aucun conseil ici n’est valable pour tous, chacun doit chercher par lui-même la façon dont il peut devenir heureux.

Et c’est ce que vient contrarier la religion insiste Freud : la religion porte préjudice à ce jeu d’adaptation et de sélection en imposant uniformément à tous ses propres voies pour parvenir au bonheur et à l’immunité contre la souffrance. Sa technique consiste à rabaisser la valeur de la vie et à déformer de façon délirante l’image du monde réel, démarches qui ont pour postulat l’intimidation de l’intelligence. Et Freud de qualifier la religion d’infantilisme psychique, de délire collectif.

 

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