1. Sigmund Freud poursuit ce qu’il appelle son « étude sur le bonheur », soit la façon pour l’homme de mettre à distance les 3 sources de « la souffrance humaine » : la puissance de la nature, la caducité du corps, et les relations des hommes entre eux. Ce qui nous indique un ternaire, nature/corps/social, par lequel le sujet s’éprouve, autrement dit, un ternaire auquel le sujet ex-siste. Et parce qu’il n’est d’autre réalité que symptomatique, Lacan soulignera la joui-sens de l’être comme paradigmatique de la condition humaine. Ce ternaire freudien nature/corps/social apparaît par ailleurs comme l’ancêtre du ternaire lacanien, réel/imaginaire/symbolique, auquel il s’apparente sans pour autant s’y identifier.
De ces 3 sources, la plus surprenante reste les relations des hommes entre-eux, puisqu’elle relève des hommes eux-même. C’est que, si « la souffrance d’origine sociale » souligne « l’échec » de la civilisation à assurer le bonheur de tout un chacun, cet échec que l’on attribue trop facilement à la culture masque en fait une inadéquation fondamentale du sujet, et cet échec s’origine, nous dit Freud, de « notre propre constitution psychique ». Autrement dit, il existerait, structurellement, chez l’être humain, un défaut, une incapacité à réguler de façon satisfaisante la socialité, le vivre ensemble. A la grande différence des animaux, en tout cas des animaux non domestiqués, non dénaturés par l’homme, pour lesquels la socialité obéit à des schèmes de comportements immuables, innés, qui assurent à chacun une place bien précise et satisfaisante dans l’organisation sociale.
Bien plus, nous dit Freud, non seulement cette inadéquation s’origine de la nuit des temps, mais elle se renouvelle à chaque étape du développement de la civilisation. Le passage du paganisme aux religions monothéistes, par exemple, impliquent une dépréciation considérable de la vie terrestre : souffrance sur terre et paradis dans l’au-delà de la mort.
Il s’agit donc pour Freud de débusquer ce qui, intrinsèquement, chez l’homme, le rend inapte au bonheur. Car « le bonheur est une chose éminemment subjective », et non une donnée sociologique.
- Lorsque l’on lit Freud après Lacan, on en entend bien plus qu’il ne veut bien en dire. Ainsi, s’agissant d’explorer « l’essence de la civilisation », Freud se laisse guider « sans hésitation, par l’usage de la langue » ou « par le sentiment linguistique », selon les traductions. L’essence même de la civilisation, c’est donc la langue, la parole. Et c’est ce langage qui, justement, ordonne les relations des hommes entre eux.
C’est du fait même qu’il parle que l’homme rencontre quelques difficultés dans sa socialité, dans l’être ensemble. C’est ainsi que Lacan formalisera l’absence de rapport sexuel, dans le sens où, puisque la sexualité de l’humain en passe par les signifiants, il ne peut jamais y avoir adéquation entre l’attente de l’un et de l’autre partenaire.
Cette difficulté relationnelle propre à l’être parlant se retrouve dans dès sa mise au monde, dans un état d’impuissance totale, une incapacité à subvenir à ses besoins fondamentaux. Et, dès les premiers cris du nouveau-né, c’est par la langue qu’il interfère principalement avec son environnement. A défaut d’être animé par des schèmes comportementaux innés, c’est par l’acquisition progressive du langage que l’être parlant s’humanise et se socialise.
De cette impuissance originaire, le petit homme en conçoit un idéal de toute puissance et d’omniscience qu’il déléguait aux dieux. Avec les progrès de la science, qui assure une maîtrise toujours plus performante de la nature, « l’homme est devenu pour ainsi dire une sorte de dieu prothétique (…) Pour semblable qu’il soit à un dieu, l’homme d’aujourd’hui ne se sent pas heureux ». Pour autant, nous savons aujourd’hui que, selon le principe du retour du refoulé, cette nature que nous pensions tenir sous le boisseau, fait retour par le biais du réchauffement climatique, qui nous inflige, en première analyse, tous ces dérèglements climatiques qui affectent tant la vie terrestre.
- Puisque la socialité de l’homme en passe par le langage, je propose l’équivalence social/langage. Ce qui est conforme avec l’énonciation lacanienne, l’inconscient –structuré comme le langage-, c’est le social. Ce qui nous donne une nouvelle version du ternaire freudien, nature/corps/langage.
« Le développement de la civilisation nous apparaît comme un processus d’un genre particulier qui se déroule « au dessus » de l’humanité, et dont pourtant maintes particularités nous donnent le sentiment de quelque chose qui nous serait familier » écrit Freud. Et de souligner la similitude entre le processus civilisateur et l’évolution de la libido chez l’être humain : tous deux sont des opérations langagières. Autant le petit homme apprend la maîtrise de ses pulsions, autant la civilisation perfectionne la résolution des conflits des hommes entre-eux. Ainsi le Droit, de ses assises romaines, reste une pratique essentiellement langagière.
Cette maîtrise pulsionnelle, chez l’homme comme dans le social, a un prix, celui du renoncement à la satisfaction directe de l’énergie pulsionnelle : « L’édification de la civilisation repose sur le principe du renoncement aux pulsions instinctives, elle postule précisément la non-satisfaction de puissants instincts ». D’où s’origine une certaine hostilité de l’homme à l’égard des exigences de la culture.
- Dès lors, la sublimation –en tant que sublimation du but des pulsions-, apparaît comme « l’un des traits les plus saillants du développement culturel ».
La sublimation consiste à dériver l’énergie libidinale, pulsionnelle, dans des « activités psychiques élevées, scientifiques, artistiques ou idéologiques » (Idéologie est à prendre ici dans le sens étymologique de science des idées). Ce qui nous indique un second ternaire freudien, science/art/idéologie, qui se superpose au premier :
Science Art Idéologie
Nature Corps Langage
La sublimation est l’un des quatre destins de la pulsion, avec le refoulement, le renversement en son contraire et le retournement sur la personne propre. Le refoulement impacte l’activité pulsionnelle autour de signifiants singuliers, qui sont refoulés, et qui font un retour symptomatique dans le corps. La sublimation permet, elle, l’expression signifiante de l’activité pulsionnelle dans des créations scientifiques, artistiques ou idéologiques.
Le régime économique singulier auquel sont soumises les pulsions imprègne ce que l’on appelle le caractère de chacun. Ainsi, la persistance de l’érotique anale infantile détermine le caractère anal, fait d’ordre et de propreté. La sublimation, elle, dessine ce que Lacan appelait « le style » de l’homme, soit sa présence esthétique au monde.
L’essence de la civilisation humaine réside dans le langage, et la sublimation –en tant que détournement du but de la pulsion, c’est à dire non pas satisfaction narcissique immédiate, mais création différée dans le social- reste l’expression la plus aboutie de la pulsion dans la culture. Ce qui nous suggère un nouveau ternaire, pulsion/symptôme/sublimation qui se superpose au premier :
Pulsion Symptôme Sublimation
Nature Corps Langage
Maintenant, s’interroge Freud, comment en sommes-nous arrivés là, sur quelles bases et comment se développe la civilisation ?
- C’est la famille qui constitue la base de l’organisation sociale, elle est fondée sur l’amour et l’interdit universel de l’inceste.
La famille s’origine des temps préhistoriques de l’aliénation dans le langage de la fonction physiologique de reproduction. L’être parlant s’est ainsi affranchi de la pulsion instinctive, innée, animale et cyclique, soumise aux cycles biologiques ; pour se soumettre au désir, pulsion en quelque sorte sublimée par les acquis de la culture, qui imprègne le moindre de ses dires, tel que l’expérience analytique nous l’apprend. Cette permanence du désir efface la rythmicité pulsionnelle. Dès lors que la sexualité humaine en passe par les signifiants –ne serait-ce qu’en pensée-, le « besoin de satisfaction génitale » devient « un locataire qui s’installe à demeure chez l’individu » selon le bon mot de Freud. C’est cette permanence du désir, induite par l’aliénation dans le langage, qui serait à l’origine de la famille, et par là, de la civilisation. Le mâle s’approprie le(s) femelle(s), qui elle(s)-même, se consacre(nt) à leur progéniture.
Freud met l’accent sur un autre facteur déterminant de cette permanence du désir sexuel chez l’homme, qui donne beaucoup à penser pour la « société du spectacle » dans laquelle nous vivons aujourd’hui. « Le rôle des sensations olfactives », si primordiales dans le cycle de reproduction animal, a été repris chez l’homme « par les sensations visuelles : (…) la verticalisation de l’homme serait le commencement du processus inéluctable de la civilisation ».
Ce qui ne contredit pas pour autant la première assertion du rôle du langage : ce n’est pas tant la vue directe des organes sexuels qui entretient la permanence du désir, mais bien au contraire, la mise en scène de leur monstration, comme en témoignent les vestiges archéologiques de par le monde. Soit, une érotique qui implique la sublimation de la pulsion visuelle, et sa prise dans le signifiant.
- Au delà du sexuel, les hommes se regroupent aussi afin de faire face à l’adversité. Dans « Totem et tabou », Freud invente le mythe du père de la horde primitive, un père totalitaire qui détiendrait tous les droits et toutes les femmes. Ce que l’on oublie souvent, c’est que, c’est bien parce que les frères se sont parlés, se sont concertés, que le meurtre du père eut lieu. Ce parricide mythique fonde une socialité dominée par le langage. Ce que Lacan écrit S1, signifiant primordial à jamais inaccessible, qui permet à la chaîne signifiante S2-S3-S4-…, de se déployer. Moyennant quoi, le sujet, en tant que sujet à l’inconscient, est représenté par un signifiant singulier, S2, auprès d’un autre signifiant, S1. C’est dans cet écart entre ce signifiant originairement refoulé de la jouissance pleine des pulsions, S1 ; et son dire singulier, S2, que ce tient le sujet comme effet de discours. Discours que Lacan théorisera comme lien social.
Le discours comme lien social détermine l’alliance des frères, leur nécessaire solidarité devant les menaces extérieures ainsi que les règles de la filiation, élevées à la dignité de l’amour : « Eros et Ananké sont ainsi devenus les parents de la civilisation humaine ». Ananké est une divinité grecque, qui personnifie la destinée, la nécessité.
Si la famille est au fondement de la vie en commun, l’amour est, lui, au fondement de la famille. L’amour assure la permanence virtuelle d’une satisfaction sexuelle directe entre les géniteurs, ainsi qu’une tendresse, inhibée quant au but, favorisant la survie et l’éducation des rejetons. L’amour apparaît ainsi polysémique : « l’imprécision avec laquelle le langage use du terme amour est justifiée du point de vue génétique ».
Dans ce cadre, l’interdit de l’inceste apparaît après les travaux de Claude Lévi-Strauss comme une donnée universelle de la socialité humaine. L’interdit de l’inceste engage l’enfant dans le procès oedipien, mais pour autant, note Freud, il constitue « la mutilation la plus sanglante imposée au cours du temps à la vie amoureuse de l’être humain ».
- Dans le séminaire sur « L’éthique », Lacan commente abondamment « Le malaise », et il indique notamment ceci : « Le développement linguistique suit pas à pas le développement culturel. Ceci s’applique aussi aux origines du langage. Ainsi il est clair qu’un développement du cri de séduction n’était pas possible avant la formation de la famille. Seul le fait de vivre avec d’autres individus pouvait créer ces moyens de communication » (9 mars 1962).
Ce propos de Lacan nous enseigne, 50 ans plus tard, sur les enjeux de la révolution numérique en cours, et le développement de la nouvelle économie informatique. Il n’est en effet pas anodin, que le processus de mondialisation, conçu avant tout selon des finalités commerciales, financières, et pour tout dire capitalistes, soit concomitant avec l’incroyable expansion des nouvelles technologies d’information et de communication. Tout se passe comme si, en dessous et à l’insu des finalités pragmatiques des oligarchies, le désir du sujet hypermoderne, toujours plus isolé, disqualifié et déréférencé, invente et investi en masse des réseaux dits sociaux qui portent son discours bien au-delà des contraintes physiques de son existence. La révolution de jasmin du peuple tunisien de la semaine dernière en est la dernière manifestation.
Dès son article sur « La famille », paru en 1938 dans « L’encyclopédie française », Lacan annonce le déclin social de l’imago paternel. Au fur et à mesure de son enseignement, ce déclin se présentifie dans les signifiants même que Lacan emploie. D’abord la fonction paternelle, comme tiercéité introduisant à l’ordre symbolique, puis la métaphore paternelle, support de l’Œdipe, sa réduction au Nom du père, qui se déploiera en Noms du père, au pluriel. Avant de se dissoudre les dernières années de son séminaire, dans le « nommer à », qui peut tout aussi bien se passer du père.
Le déclin du patriarcat, et par là, de l’autorité immanente déléguée par le religieux au père, ouvre « une crise psychologique. Peut-être est-ce à cette crise qu’il faut rapporter l’apparition de la psychanalyse elle-même » indique Lacan dans son article de 1938, soit 30 ans avant mai 1968. Pour autant, Lacan n’est pas un déclinologue. Dans ce même article, il ajoute : « Nous ne sommes pas de ceux qui s’affligent d’un prétendu relâchement du lien familial. N’est-il pas significatif que la famille se soit réduite à son groupement biologique à mesure qu’elle intégrait les plus hauts progrès culturels ? Mais un grand nombre d’effets psychologiques nous semblent relever d’un déclin social de l’imago paternel. Déclin conditionné par le retour sur l’individu d’effets extrêmes du progrès social, déclin qui marque surtout de nos jours dans les collectivités les plus éprouvées par ces effets : concentration économique, catastrophes politiques ».
Plus de soixante-dix ans plus tard, on ne peut qu’être admiratif de la clairvoyance de Lacan. De nos jours, à défaut d’être incarné par un père, la tiercéité est déléguée au social : juridicarisation des relations sociales, contractualisation de l’offre d’aide et de soins, délégation de l’autorité aux éducateurs et enseignants, etc. Soit, très exactement, la mutation de la fonction patriarcale au « nommer à » dans le social annoncé par Lacan.
A se passer du père, se multiplient d’innombrables petits pères qui contrôlent nos moindres déplacements automobiles, enregistrent nos déambulations urbaines, surveillent nos navigations sur le net, etc. Le biopouvoir dénoncé par Michel Foucault, repris par Deleuze, puis par des philosophes contemporains comme Tony Negri et Giorgio Agamben installe une société de surveillance pour suppléer au vide de l’autoritarisme patriarcal : « retour sur l’individu d’effets extrêmes du progrès social » (Lacan), soit très exactement « un mécontentement profond, renouvelé à chacune des étapes » de la civilisation (Freud).
Christian Colbeaux (17/01/11)