1/ Le processus civilisationnel en cours chez les êtres humains, en tant qu’ils parlent, consiste en une dynamique sociale et culturelle qui organise de façon de plus en plus élaborée les relations des hommes entre-eux.
Pour Freud, c’est la libido du sujet, seule énergie réellement malléable, qui est détournée au profit de la socialité, soit ce que Lacan traduira par l’instance du désir, celle-là même qui imprègne dans les dessous le dire du sujet : « Il n’y a d’autre malaise de la culture que le malaise du désir » (« Le désir et son interprétation », 03/06/1959).
Il n’y a pas que le sexuel, perverti par le dire, dont souffre l’être parlant, et Freud souligne qu’une communauté d’amoureux ne serait pas viable. Il suffit de penser au « Flower Power » des années 60, et de l’éphémère éclosion de la vie communautaire en Europe au début des années 70.
Puisque le sujet parle son désir à son insu, c’est la socialité même qui se trouve affectée par le malaise. Parce que le langage véhicule le désir du sujet, la libido freudienne imprègne tout rapport à l’autre au travers du mécanisme de l’identification : le sujet ne peut s’ouvrir à l’autre que s’il s’y reconnaît, comme semblable.
« La civilisation veut unir entre eux les membres de la société par un lien libidinal, dans ce but, elle s’efforce par tous les moyens de susciter entre-eux de fortes identifications » écrit Freud.
Le moment historique que nous vivons actuellement, l’aspiration démocratique des peuples arabes nous l’indique assez bien : les nouvelles technologies de l’information et de la communication diffusent un modèle d’identification qui dépasse les particularismes géographiques.
2/ L’assujettissement par le langage suppose déjà l’identification, et le stade du miroir décrit par Lacan est avant tout langagier. Avant même la naissance, le système auditif du fœtus est à ce point opérationnel, que le nouveau-né est capable de reconnaître d’emblée les sons de sa langue maternelle, qu’il développera ensuite dans les premières vocalisations.
L’acquisition du langage se développe tout au long de la vie, non seulement par apprentissage, mais aussi par imitation –imitation qui est l’une des modalités de l’identification. Et le processus analytique consiste, entre autres, au dévoilement de ses identifications : « Le moi est fait de la succession des identifications avec les objets aimés qui lui ont permis de prendre sa forme. Le moi, c’est un objet fait comme un oignon, on pourrait le peler, et on trouverait les identifications subjectives qui l’ont constitué » (« Ecrits techniques », 05/06/1954)
Le physiologiste Giacomo Rizzolatti aurait découvert des « neurones miroirs », qui s’activent, non seulement lorsqu’on effectue une action, mais aussi lorsqu’on voit quelqu’un d’autre la réaliser lui-même. Ces neurones miroirs seraient les promoteurs du langage, et expliqueraient pourquoi nous parlons aussi avec les mains.
Le mécanisme de l’identification apparaît donc comme fondamental dans l’élaboration de la socialité, et Freud en donne ici le processus : « (l’identification) mobilise la plus grande quantité possible de libido inhibée quant au but sexuel, afin de renforcer le lien social par des relations amicales ».
Mais il s’agit de ne pas oublier que l’identification du sujet s’effectue d’abord à lui-même, sur des bases fondamentalement narcissiques, et qu’elle conserve tout au long de la vie le caractère ambivalent de son origine cannibalique.
Par ailleurs, le petit homme accède prématurément à son unicité par l’image du semblable : c’est comme autre que le moi se constitue. Cette « intrusion narcissique » (Lacan) est source de l’agressivité inhérente à la relation d’objet.
3/ Ainsi, Freud récuse de toutes les manières le commandement « tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Il s’agit du 206ème commandement de la Torah, qui sera repris dans la Bible chrétienne.
Lacan indique que ce commandement « est un cercle » (« Les formations de l’inconscient », 02/07/1958), et même qu’il relève d’une « structure borroméenne » (« Les noms du père », 11/12/1975) : un nouage à trois, entre le sujet/tu, le prochain et le semblable/toi-même.
Le prochain n’est pas le semblable, c’est ce que Freud tente de nous expliquer de façon assez alambiquée. Le semblable, c’est l’autre du miroir, objet de l’identification narcissique et support du lien social.
Le prochain, c’est l’Autre, l’inconnu, le dis-semblable – et par là, l’accès possible à cette jouissance qui m’est inter-dite. Le grand Autre s’origine du refoulement primordial, Das Ding, la chose, écrivait Freud : soit cet objet mythique, irreprésentable et originellement perdu à tout jamais. La chose, la « bête sauvage », écrit Freud, gît au cœur même de l’être parlant, et elle reste susceptible de se manifester lors de « certaines circonstances favorables ».
4/ Lacan commente abondamment ce passage de Freud dans son séminaire sur l’éthique. Le désir, articulé par le signifiant, protège le sujet de la jouissance : « A chaque fois qu’il (Freud) s’arrête, comme horrifié devant les conséquences du commandement de l’amour du prochain, ce qui surgit, c’est la présence de la méchanceté foncière qui habite en ce prochain, mais dès lors aussi en moi-même, car qu’est ce qui m’est plus prochain que ce cœur en moi-même qui est celui de ma jouissance, dont je n’ose pas m’approcher. Car dès que j’en approche, surgit cette insondable agressivité devant quoi je recule, c’est à dire, nous dit Freud, que je retourne contre moi, et qui vient donner son poids à ce qui m’empêche de franchir une certaine frontière à la limite de la chose » (23/03/1960)
5/ « La part de vérité », écrit Freud, c’est que « la civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique ». Moyennant quoi, Freud constate en 1929 : « Tous les efforts fournis en son nom par la civilisation, n’ont guère abouti jusqu’à présent ».
D’autant que l’expansion civilisatrice exacerbe « le narcissisme des petites différences » qui fait le lit des discours discriminatoires et le miel de l’extrême droite européenne : « un groupement civilisé plus réduit ouvre une issue à cette pulsion instinctive en tant qu’il autorise à traiter en ennemis tous ceux qui restent en dehors de lui ».
Et Freud, visionnaire, de dénoncer « la misère psychologique de masse » qui sévit aux Etats Unis.
6/ Freud reprend la théorie des pulsions qui établit « un instinct agressif, spécial et autonome », soit la pulsion sadique, qui se rattache aux pulsions du moi : « le sadisme appartient notamment à la vie sexuelle ».
Dans « L’au-delà du principe de plaisir » (1920), Freud avait intronisé l’automatisme de répétition comme manifestation de l’instinct de mort chez l’être vivant. La vie psychique de l’homme est soumise au combat entre Eros et Thanatos, pulsion de vie et pulsion de mort : « Ils forment entre eux des alliages divers au titre variable, au point de devenir méconnaissables à nos yeux ».
L’agressivité, inhérente à la pulsion de mort, « constitue une disposition instinctive primitive et autonome de l’être humain, et la civilisation y trouve son entrave la plus redoutable ».
« La signification de l’évolution de la civilisation », conclut provisoirement Freud, c’est « le combat de l’espèce humaine pour la vie ».