1/ L’agressivité instinctive de l’être humain, manifestation de la pulsion de mort dans le vivant ; constitue l’obstacle majeur au progrès de la civilisation. Comment dès lors le processus civilisationnel procède-t-il pour circonscrire la tendance à l’agression ?
L’étude du développement de l’individu, nous dit d’emblée Freud, indique que cette agressivité est introjectée, intériorisée, retournée contre le propre Moi – constituant ainsi la force du Surmoi.
En 1914, dans « Pour introduire le narcissisme », Freud décrit l’Idéal du Moi, comme « ce que l’homme projette devant lui comme son idéal, soit le substitut du narcissisme perdu de son enfance ». À la différence du Moi Idéal, issu du mirage de la captation narcissique du Moi par lui-même, l’Idéal du Moi se forge de l’extérieur, il est le représentant de l’Autre parlant auquel le Moi aspire à s’identifier.
Moyennant quoi, dès 1914, Freud ébauche une instance psychique dotée des fonctions d’auto-observation et de contrôle critique, chargée de comparer le Moi à l’Idéal du Moi.
2/ C’est en 1923 que Freud élabore la seconde topique, dans son texte « Le Moi et le Ca », nommant le Surmoi comme instance tierce. D’emblée, le Surmoi s’inscrit dans le registre symbolique de la parole : il est l’incarnation de la loi, et le gardien de son application. Or, chez l’être parlant, il n’est d’autre loi que celle du langage.
La première des manifestations du Surmoi, c’est la censure, soit la soumission du sujet à la loi du signifiant. Le Surmoi impose à l’être parlant d’en passer par la parole dans la manifestation de son désir. Désir qui ne peut être que le désir de l’Autre, puisqu’il s’agit bien de se conformer à l’Autre parlant, au bain de langage dans lequel naît l’infans, ou comme l’écrivait Freud en 1914, de s’identifier à l’Idéal du Moi comme Autre de la parole.
3/ La genèse du Surmoi réside dans l’état d’extrême dépendance du petit homme vis-à-vis de son entourage maternant. Dès lors, d’une part, le plus grand danger pour l’infans, le mal absolu, c’est la menace de la perte de l’amour de ceux qui l’entourent et dont dépend sa survie.
D’un autre côté, puisque le Surmoi est une instance intra psychique, rien ne lui échappe, pas la moindre pensée. Le Surmoi est omniscient, et c’est bien pourquoi d’un point de vue analytique, dans l’inconscient, l’intention équivaut à l’acte. Fonction qui fut longtemps imaginarisée par les diverses théologies qui émaillent l’histoire de la civilisation humaine.
Le Surmoi s’exprime principalement au travers du sentiment de culpabilité, plus ou moins conscient. Le Surmoi rend compte de cette double origine, sociale et psychique :
- d’abord, l’angoisse devant la perte d’amour, dans laquelle Freud reconnaît l’angoisse sociale, c’est-à-dire cette angoisse du sujet de décevoir quant au rôle social qui lui est dévolu, que ce soit comme enfant, parent ou professionnel ;
- et, à un deuxième niveau, l’éthique, en tant qu’elle se définit très précisément de l’intériorisation de l’autorité des noms du père, de ce qui, dans le social, prend le relais de l’autorité parentale.
Comme l’écrit Freud, « l’on a échangé un malheur extérieur menaçant – la perte d’amour (…) contre un malheur intérieur continuel – à savoir cet état de tension propre au sentiment de culpabilité ».
Pour autant, indique Freud, cette dualité du Surmoi persiste tout au long de la vie du sujet.
4/ Le Surmoi est « l’héritier du complexe d’Œdipe », et il en exprime toute l’ambivalence. Il est la trace, toujours active, du refoulement de l’Œdipe.
Le Surmoi est ainsi le produit, le résultat, l’aboutissement de ce que Lacan désigne comme la métaphore paternelle, celle-là même qui impose la loi du signifiant au désir. C’est ainsi que non seulement, le désir du sujet s’insinue, à son insu, dans son dire ; mais aussi qu’il ne peut qu’être source de déception, de frustration, d’inadéquation.
Dans une conférence tenue à Bruxelles le 9 mars 1960 au sujet de l’éthique de la psychanalyse, Jacques Lacan souligne bien ce paradoxe inhérent au Surmoi : « Le déclin du complexe d’Œdipe est le deuil du père, mais il se solde par une séquelle durable : l’identification qui s’appelle le Surmoi, le père non aimé, devient l’identification qu’on accable de reproches en soi-même ».
Au-delà du père, ce sont les noms du père qui font obstacle à la jouissance mortifère du sujet ; et c’est ainsi que le Surmoi se transmet à travers les générations, indépendamment des comportements réels des parents, voire bien souvent, à l’inverse de ceux-ci.
C’est bien ce que nous dit Lacan (Séminaire « L’éthique », 29 juin 1960) : « Le père imaginaire, c’est lui et non pas le père réel, qui est fondement de l’image providentielle de Dieu, et la fonction du surmoi, à son dernier terme, à son horizon, dans sa perspective dernière, est la haine de Dieu, reproche à Dieu d’avoir si mal fait les choses ».
Le Surmoi s’origine ainsi bien plus précisément de ce que le sujet parlant conçoit des attentes de l’Autre, voire de ses exigences, ce grand Autre qui lui est consubstantiel comme l’imaginarise la bande de Moebius.
5/ Ce fait jour, dès lors, une certaine correspondance, et non pas une coïncidence, une parenté entre la seconde topique freudienne et le nouage Réel Symbolique Imaginaire lacanien :
- Le Moi, en forme d’oignon, constitué des identifications successives, est une instance fondamentalement imaginaire.
- Le Ca, réservoir des pulsions, est le siège du Réel qui insiste chez l’être humain.
- Le Surmoi, lui, s’enracine dans les profondeurs de l’histoire de la famille, de la culture, en tant que l’homme est un être parlant, et s’impose comme loi symbolique.
C’est ainsi qu’au cours du développement du petit homme, le régime du conscient s’inverse. Si la conscience naît de la perte possible de l’amour de l’objet, imposant le renoncement pulsionnel ; cette même conscience s’édifie par la suite du refoulement des pulsions qui pourraient mettre en danger cet objet d’amour : « À l’origine, l’angoisse qui deviendra la conscience est la cause du renoncement à la pulsion, mais ultérieurement la relation se renverse, la conscience est la conséquence du renoncement aux pulsions ».
Semblant de rien, au détour d’une phrase, Freud nous livre ici une piste de réflexion d’un intérêt considérable : l’angoisse est première, le premier affect d’où surgit la conscience, qui, elle-même ne cessera de s’alimenter de la frustration de la satisfaction pulsionnelle.
Ainsi, le sentiment de culpabilité, généré par le Surmoi, s’origine de la présence dans le psychisme de ces désirs inassouvis, voire inavouables, car incompatibles avec la les exigences de la civilisation : « Comme la civilisation obéit à une poussée érotique intense visant à unir les hommes en une masse maintenue par des liens serrés, elle ne peut y parvenir que par un seul moyen, en renforçant le sentiment de culpabilité (…) Ce qui commença par le père s’achève par la masse ».
6/ En définitive, écrit Freud, la lutte entre Eros et Thanatos constitue le principe vital lui-même. Cette lutte est au cœur même du développement du sujet, et elle est le moteur du processus civilationnel.
Pour autant, l’inadéquation entre l’aspiration égoïste au bonheur de chaque homme, et son souhait, altruiste, de participer à la communauté des hommes, ne relève pas de cet antagonisme, mais écrit Freud d’une « discordance intestine dans l’économie de la libido », à l’image des premières relations du Moi à l’Objet. Pas l’un sans l’Autre, pas de Moi sans Objet, pas d’Eros sans Thanatos, pas de vie sans conflit, sans ambivalence, sans symptôme.
Parce qu’en fin de compte, et Freud ne l’oublie pas, tout symptôme névrotique n’est que l’expression substitutive d’un désir refoulé ; et il n’est pas de névrose qui échappe au sentiment de culpabilité. Si ce sentiment de culpabilité, expression consciente du Surmoi, peut être au premier plan dans la névrose obsessionnelle, il est toujours présent mais de façon plus inconsciente ailleurs : « Quand une pulsion instinctive succombe au refoulement, ses éléments libidinaux se transforment en symptômes, ses éléments agressifs en sentiments de culpabilité ».
7/ Il existe une solution de continuité entre le Surmoi du sujet et ce qui préside à l’évolution de la civilisation : c’est ce que Lacan nomme l’ordre symbolique.
Ainsi, Freud va jusqu’à énoncer l’existence d’un « KulturIberIch », un Surmoi culturel : « Le Surmoi d’une époque culturelle donnée a une origine semblable à celle du Surmoi de l’individu, il se fonde sur l’impression laissée après eux par de grands personnages ».
Au-delà de ces « grands personnages » freudiens, nous invoquerons avec Lacan les Noms du Père, soit les idéaux propres à chaque moment décisif de l’histoire de l’humanité.
Sous cet angle, il n’est pas étonnant que les préoccupations écologistes gagnent du terrain auprès des citoyens de nos sociétés occidentales, au vu de l’affligeant état de cette terre mère que nous léguons aux générations futures ; mais aussi que l’aspiration à la démocratie se répande dans des contrées moyennes orientales que l’on pensait vouées à l’arbitraire mystico-dictatorial.
Ce sont ces idéaux véhiculés par la KulturUberIch qui constituent très précisément l’éthique, c’est-à-dire ce par quoi l’être parlant peut se défendre contre une agressivité qui lui est constitutionnelle.
Christian Colbeaux (16/05/11)