Jacques Lacan introduit le concept de jouissance dans la théorie psychanalytique par petites touches, c’est une notion qu’il peaufine tout au long de son enseignement, sans jamais y consacrer un séminaire, mais y revenant sans cesse. Il s’agit pourtant d’une invention lacanienne majeure, qu’il forge au fur et à mesure des années, et qui se retrouve au cœur même de son élaboration théorique.
La Chose freudienne
Freud emploie peu le terme « Genuβ », si ce n’est pour désigner un excès intolérable de plaisir, une tension extrême du corps qui confine à la souffrance. Ainsi, les toutes premières conceptions freudiennes invoquent le rôle traumatique de l’effraction sexuelle dans la genèse des névroses : l’enfant séduit par un adulte ne dispose pas de l’appareil conceptuel qui lui permettrait d’intégrer l’événement dans son système de représentation. Il en résulte un excès de jouissance, qui échappe à l’élaboration psychique, faute de mots pour le dire, et cet excès de jouissance fait retour, chez l’enfant, dans le symptôme. Le premier Freud conçoit le symptôme névrotique comme la manifestation d’une jouissance inassimilable, qui fait traumatisme. Lacan parlera à ce propos de « troumatisme », pour souligner le trou ainsi creusé dans le symbolique.
A partir de l’ »Esquisse d’une psychologie scientifique » (1895), Freud introduit « Das Ding », la Chose, pour nommer la marque indélébile laissée par l’Autre maternel chez l’infans, bien avant qui puisse accéder à l’assomption de son être. Cette Chose, qu’il ne distingue pas encore de lui-même, demeure irrémédiablement perdue pour le sujet parlant, dès lors qu’il s’assujettit au langage, et se constitue comme tel, différencié de l’Autre. Pour autant, la Chose, l’Autre maternel archaïque, laisse la trace d’une jouissance perdue, inaccessible, non symbolisable, au cœur même de l’inconscient.
Dans « Psychopathologie de la vie quotidienne » (1901), Freud décrit des formations de l’inconscient, comme le lapsus ou le mot d’esprit, qui dévoilent une jouissance, dans l’exercice quotidien de la socialité, échappant à l’intentionnalité de la parole.
Dans « Au-delà du principe du plaisir » (1920), Freud renouvelle la théorie psychanalytique avec la seconde topique[1]. La répétition est désormais au cœur du dispositif inconscient, en tant que recherche continuelle et vaine des traces de la Chose, cet objet irrémédiablement perdue. C’est sur ce modèle que s’échafaude la théorie des pulsions, qui ne font jamais qu’inlassablement le tour des objets de désir, ersatz de la Chose, sans jamais pouvoir l’atteindre, maintenant ainsi l’équilibre des forces de vie et de mort à l’œuvre dans l’inconscient.
Avec Freud, se dessine une notion de jouissance comme effraction non symbolisable, hors langage, sur le modèle de la Chose, qui, au cœur même de l’inconscient, commémore une jouissance originaire et archaïque désormais impossible.
Prémices lacaniens
Lacan importe le concept de jouissance de la philosophie de Hegel (1770-1831), qui renouvelle la pensée platonicienne. Pour Friedrich Hegel, la jouissance, en tant qu’éminemment subjective et intransmissible, s’oppose résolument au désir qui, lui, s’offre à l’échange et à la parole.
Dans ces premières occurrences lacaniennes, le terme de jouissance désigne la simple satisfaction d’un besoin, d’un désir ou d’un acte sexuel. Ce n’est qu’en mars 1958, lors de son séminaire sur « Les formations de l’inconscient », que Lacan commence à distinguer le désir de la jouissance : « Le sujet ne satisfait pas simplement un désir, il jouit de désirer, et c’est une dimension essentielle de la jouissance »[2].
Deux énoncés fondamentaux émaillent l’enseignement de Lacan concernant la jouissance :
- La jouissance s’éprouve dans le corps : « un corps est quelque chose qui est fait pour jouir de soi-même »[3] et aussi « un corps, cela se jouit »[4].
- Le rapport de la jouissance au désir, qui reste fidèle aux conceptions hégéliennes : « Le désir est une défense, défense d’outrepasser une limite à la jouissance »[5]. Parce qu’au bout du bout, c’est l’inanimé, le nirvana disait Freud, la mort de l’être vivant que vise la jouissance.
Du fait de sa prise dans le langage, l’être parlant n’a plus accès naturellement, directement, à la pulsion comme la plupart des êtres vivants. Il a affaire au désir, articulé dans la parole, qui perpétue fantastiquement une jouissance mythique, irrémédiablement perdue et inaccessible.
L’extime
Jacques Lacan affine la notion de jouissance dans le séminaire sur « L’éthique » (1959-1960). Il l’extrait de la Chose freudienne, soit cet extérieur archaïque et mythique perçu par l’infans bien avant qu’il puisse le conceptualiser, mais qui demeure au cœur de l’intimité du sujet : ce que Lacan nomme l’extime. En quelque sorte, un reste de réel, comme impossible, autour duquel se construit le sujet de l’inconscient.
Le mythe du père de la horde primitive proposé par Freud dans « Totem et tabou », vient signifier l’interdiction de l’accès à la jouissance pour les êtres parlants. Le père de la horde jouissait de tous les droits et de toutes les femmes. Les fils se rebellent et l’assassinent : ils instaurent du même coup la Loi, portée par le discours des frères, pour faire barrage à la jouissance d’un seul contre tous. Dès lors, « une transgression est nécessaire pour accéder à cette jouissance ».
La Chose freudienne est un lieu vide, hors représentation, hors signifiant. Pour autant, elle est au cœur du symbolique, voire à l’origine même du signifiant, qui tente vainement d’en rendre compte. La Chose est ainsi un lieu de création de la vie fantasmatique, un pôle d’attraction des sublimations : « Il n’y a de jouissance qu’en fantasme ».
Le graphe du désir
Jacques Lacan formalise cette problématique avec le graphe du désir, qu’il élabore entre 1957 et 1960. Il s’agit de « présenter où se situe le désir par rapport à un sujet défini dans son articulation par le signifiant ».
Le premier étage représente le passage du besoin à la demande, via le grand Autre : le besoin (signifiant) ne peut qu’en passer par la vocalisation (voix). Rétroactivement, le grand Autre (A) auquel le sujet s’adresse, donne un sens au message : s(A) : c’est ainsi que l’infans s’approprie la langue maternelle.
Le deuxième étage représente le passage de la demande (jouissance) au désir (castration) : toute demande, dès que l’enfant s’approprie un bout de langage, s’articule dans la parole ($◊D), autre nom de la castration pour l’être parlant. Rétroactivement, il perçoit le désir de l’Autre S(Ⱥ) : le désir de l’homme est le désir de l’Autre, puisqu’il ne peut qu’en passer par les signifiants pour l’exprimer.
Chez l’être parlant, la jouissance se trouve être habituellement doublement entravée. D’une part, le besoin ne peut qu’en passer par l’Autre, trésor des signifiants ; et d’autre part, cette demande articulée par la parole véhicule à son insu le désir inconscient du sujet.
L’invention de l’objet a
La lettre (a) a d’abord désigné chez Lacan le moi, l’autre du miroir, et les objets du moi, objets spéculaires : schéma L
A partir du séminaire sur « Le désir et son interprétation » (1958-1959), l’objet (a) acquiert son statut d’objet du fantasme, que Lacan écrit « $àa », soit l’ensemble des relations possibles entre le sujet, divisé par sa prise dans le signifiant, et l’objet de son désir. L’objet (a) commence à se différencier ainsi de l’image de l’autre.
C’est dans le séminaire sur « L’angoisse » (1962-1963), que Lacan va distinguer radicalement l’objet (a) de l’autre spéculaire[6]. Il reprend la distinction qu’il avait effectué l’année précédente[7] entre deux sortes d’objets, les objets spéculaires, ceux qui peuvent se partager ; et les objets qui ne le peuvent pas. Les objets issus du stade du miroir sont des objets d’échange, socialisés, communicables. Les objets (a), non spéculaires, n’apparaissent pas dans le miroir, ils sont bien antérieurs et ne s’y réfléchissent pas. C’est l’objet cause du désir, qui échappe à toute représentation. Ainsi, « L’angoisse est liée à ceci que je ne sais pas quel objet a je suis pour le désir de l’Autre ».
La lettre (a) ne désigne plus la première lettre du mot autre, mais, arbitrairement, la première lettre de l’alphabet ou bien encore simple notation algébrique. Dans le même temps, Lacan inverse la conception psychanalytique traditionnelle de l’objet en psychanalyse : c’est l’objet, cause du désir, qui façonne le sujet et non l’inverse. Ainsi, c’est bien parce que l’Autre lui parle que l’infans acquiert la parole.
L’année suivante (« Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse »), Lacan précise la fonction de l’objet (a). Le rapport du sujet à l’Autre se décline selon quatre modalités de perte d’objet, soit quatre modalités d’inscription dans le corps :
- le sein est l’objet de la demande faite à l’Autre,
- les fèces constituent l’objet de la demande venant de l’Autre,
- le regard, l’objet du désir adressé à l’Autre,
- la voix, l’objet du désir émanant de l’Autre.
Pour l’infans, le sein est un objet de satisfaction dans l’indifférenciation où il se tient entre lui et l’Autre. Avec le sevrage, il perd une partie de lui-même tout en se constituant un peu plus comme entité autonome. Cette perte, que l’on peut assimiler à la castration, lui permet de se constituer comme sujet au désir. Il en va de même avec l’apprentissage de la propreté, la reconnaissance dans le miroir ou l’accès à la parole.
Lorsque cette séparation est entravée, l’enfant est livré à la pure jouissance des objets, et c’est la psychose : dévoration, jeu avec les matières fécales, hallucinations, cris déchirants.
De la Chose à l’objet a
Au commencement est la Chose, cet environnement maternant indifférencié de l’infans qui lui prodigue les soins nécessaires à sa survie, source originaire de la jouissance mythique. La voix et le regard sont les premiers objets à éveiller le futur sujet à un au-delà humanisé, dès le stade fœtal, comme nous le savons maintenant.
Peu à peu, le sevrage, la reconnaissance dans le miroir, l’acquisition du langage et l’apprentissage de la propreté induisent une coupure fondamentale dans la structuration subjective, coupure définitive avec la jouissance incestuelle de la Chose qui l’institue dès lors comme sujet au désir, désir de retrouver cette Chose.
Ce sont les objets (a) cause du désir, qui l’instituent comme sujet, sujet désirant. Ou plus exactement, ces objets (a) se présentent comme des éclats, des fragments de la Chose. Ils ont une structure de bord, dans le sens où ils cernent les orifices corporels, ceux là même qui ont fait l’objet de toute l’attention maternante : la bouche, l’anus, l’œil, l’oreille.
L’objet (a) est ainsi un objet réel, impossible à appréhender autrement que par les mathématiques, science du réel disait Lacan, et c’est bien pourquoi il en fait un mathème, susceptible d’entrer en équation. L’objet (a) est l’héritier de la Chose qui, elle demeure définitivement perdue.
Christian Colbeaux (19/03/2012)
[1] Le triptyque « Ça, Moi, Surmoi » remplace le système « Inconscient, Préconscient, Conscient ». Cf. : http://colblog.blog.lemonde.fr/2009/02/18/seance-du-16022009#more-791
[2] J. Lacan, « Les formations de l’inconscient », séance du 26 mars 1958.
[3] J. Lacan, « La place de la psychanalyse dans la médecine », conférence du 16/02/1966, Cahiers du Collège de Médecine, p. 761-774
[4] J. Lacan, « Encore », p. 26
[5] J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », in « Ecrits », p. 825
[6] J. Lacan, « L’angoisse », séance du 9 janvier 1963
[7] J. Lacan, « L’identification »