On peut se demander en quoi le néolibéralisme intéresse la psychanalyse. Et inversement, pourquoi le psychanalyste se désintéresserait du gouvernement des hommes ?
Nous avons vu que Freud, dans Le malaise dans la civilisation, décrit très précisément la similitude entre le processus civilisationnel et l’évolution de la libido chez chaque individu : Le Surmoi d’une époque culturelle donnée a une origine semblable à celle du Surmoi de l’individu[2].
À l’époque de Freud, c’était la religion, et notamment monothéiste, voire romaine, qui maintenait sous son joug les pulsions humaines : La religion porte préjudice à ce jeu d’adaptation et de sélection en imposant uniformément à tous ses propres voies pour parvenir au bonheur et à l’immunité contre la souffrance. Sa technique consiste à rabaisser la valeur de la vie et à déformer de façon délirante l’image du monde réel, démarches qui ont pour postulat l’intimidation de l’intelligence. À ce prix, en fixant de force ses adeptes à un infantilisme psychique et en leur faisant partager un délire collectif, la religion réussit à épargner à quantité d’êtres humains une névrose individuelle, mais c’est à peu près tout [3]
Nous en sommes, bien heureusement, plus là. De nos jours, pour reprendre le titre d’un livre du philosophe Dany-Robert Dufour, c’est Le divin marché[4] qui impose sa loi et régit de façon tout aussi insidieuse non seulement les rapports des hommes entre eux, mais aussi l’économie libidinale de chacun.
L’évolution de la civilisation humaine, depuis le siècle de Freud, corrobore l’hypothèse freudienne, d’une pulsion de vie, Eros, qui au travers du développement de la civilisation, ce processus d’un genre particulier qui se déroule au-dessus de l’humanité[5], vise à l’agrégation toujours plus vaste des hommes entre eux.
O.N.U., F.M.I., O.M.C., voire T.P.I. la mondialisation de l’espèce humaine semble désormais irréversible, après un siècle de guerre généralisée. Pour autant, Thanatos, la pulsion de mort, continue son œuvre, dans les dessous, fragmentant toujours plus les êtres parlants entre eux, voire en eux-mêmes.
L’Empire[6] comme l’appelle le philosophe Toni Negri, domine les corps et les âmes, comme autrefois la religion imposait sa loi jusque dans l’inconscient. Nul complot
dans ce processus, qui relève de la seule évolution naturelle du capitalisme[7].
Chez l’être humain, tout est affaire de langage. On peut ainsi penser que l’écrit, apparue en Mésopotamie, en Irak donc, vers 3300 ans avant JC, permis à l’humanité de sortir de la préhistoire et de la sédentariser par l’agriculture et le commerce.
De la même façon, l’invention de l’imprimerie va diffuser et stimuler la recherche scientifique, permettant ainsi à l’humanité de sortir du Moyen-âge, et d’accéder à la révolution industrielle.
À chacune de ces étapes de l’évolution de la civilisation, correspond une façon d’exercer le pouvoir politique, au sens étymologique grec, c’est-à-dire la science des affaires de la cité. De l’organisation clanique préhistorique à la royauté moyenâgeuse, l’ère postrévolutionnaire introduit au 18ème siècle le capitalisme dans la bergerie démocratique.
Depuis, la révolution technologique, succédant à l’industrieuse, donne accès à l’être parlant, quel qu’il soit et où qu’il soit, à un langage universel, affublé du préfixe http, je veux parler de l’internet et ces nouvelles technologies de l’information et de la communication, si bien nommé dans l’acronyme anglo-saxon de TIC.
De l’écriture à l’imprimerie, de l’imprimerie à la virtualité écranique[8], de nouvelles modalités de gouvernance des hommes sont en cours. Le terme générique du nouveau pouvoir, c’est ce que l’on appelle communément le néolibéralisme.
Le néolibéralisme est une théorie qui naît à la charnière du 19e et du XXe siècle (entre 1880 et 1930 plus précisément)[9].
Le néolibéralisme est consacré lors du colloque organisé à Paris en août 1938 par Walter Lippemann, journaliste américain (1889-1974), par ailleurs inventeur de la notion de guerre froide.
Lors de ce colloque, tenu en pleine effervescence guerrière, il ne s’agissait rien de moins que d’instaurer le marché, le marché financier, comme source et instance de pouvoir. Littéralement, les conclusions de ce colloque, qui réunissait les plus brillants des économistes et intellectuels dits libéraux, appelait à la constitution d’un Ordre Nouveau, à même de forger la notion qu’à l’homme de sa destinée sur terre, de ses idées sur son âme, et celle de tous les hommes.
Le sentiment religieux, qui, pour Freud, dans Le malaise, s’origine de la dépendance infantile, trouve ici une nouvelle issue, après l’animisme naturaliste et le monothéisme hégémonique, dans La société du spectacle[10] si bien décrite par Guy Debord, fer de lance de l’Internationale Situationniste[11] : « En 1967, avec un diagnostic dont la justesse nous apparaît aujourd’hui évidente, Guy Debord constatait la transformation à l’échelle planétaire de la politique et de l’économie capitaliste en une immense accumulation de spectacles, où la marchandise et le capital lui-même prennent la forme médiatique de l’image »[12].
Entre janvier et avril 1979, le philosophe Michel Foucault (1926-1984), déjà auteur de L’histoire de la folie à l’âge classique[13], donne des cours au Collège de France intitulés Naissance de la biopolitique[14].
Pour Michel Foucault, qui s’appuie sur les travaux de nombreux économistes, le néolibéralisme n’est pas la simple continuation du capitalisme : il s’est produit une rupture historique, une mutation du capitalisme.
Le libéralisme, c’était littéralement, l’art de gouverner qui se charge de produire les circonstances de la liberté. La liberté de produire, celle du capitaliste, cela va sans dire. Ainsi le marché, au sens économique, obéirait à un mécanisme naturel qui donnerait la valeur au produit. C’est La main invisible du marché du philosophe et économiste écossais Adam Smith[15] (1723-1790).
Le libéralisme, soit le capitalisme industriel, conçoit l’état dans une visée utilitariste : l’état intervient pour garantir le marché en soutenant l’économie. Ainsi, selon la visée libérale d’autrefois, l’état était chargé de maintenir la paix sociale afin de pérenniser et d’accroître la confiscation de la plus-value produite par l’humanité au profit de l’oligarchie capitaliste. En quelque sorte, l’état façonne la loi afin que le marché s’épanouisse.
Le néolibéralisme, nous dit Michel Foucault, trouve son terreau dans l’Allemagne post-nazie. L’état allemand se retrouve profondément délégitimé, et c’est le marché lui-même qui prend le pouvoir et refonde la politique. C’est que le néolibéralisme n’est pas une idéologie, mais une manière de gouverner qui s’impose d’elle-même : devant la faillite du politique, c’est l’économie de marché qui prend le pouvoir et qui façonne l’état à son image.
Au sortir de la dernière guerre, l’Allemagne se soumet aux économistes de l’École de Fribourg. Ceux-ci ont concocté dans les années 30 l’ordolibéralisme, qui sous couvert de l’économie sociale de marché, désigne l’état comme le mal absolu. Comme une issue désespérée après l’épopée nazie.
Puisque les politiciens ont échoué dans toutes leurs gouvernances passées, que ce soit la royauté, le libéralisme ou le socialisme, les ordolibéraux décrètent la proéminence de l’économie sur la politique.
Plutôt qu’une liberté –du marché- organisée par l’état, comme c’était le cas lors du libéralisme, il s’agit maintenant d’organiser et de réguler l’état par le marché lui-même.
On assiste alors à une refondation du capitalisme, insiste Michel Foucault : faire du marché le principe de l’organisation de la société. Une socialité, un être ensemble, dominé par les notions de performance et de concurrence.
La mutation capitalistique se propage dans les années 80 avec les politiques menées dans le monde anglo-saxon par Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Trente ans plus tard, nous assistons en direct à la prise de pouvoir par le capitalisme financier de la zone euro, comme il l’avait fait précédemment dans les pays du tiers-monde, sans grande opposition. On assiste à la fin d’un modèle démocratique, celui de la démocratie représentative postrévolutionnaire, liée au capitalisme industriel. Un processus que Wendy Brown, professeure de sciences politiques à l’université de Berkeley, nomme « Dé-démocratisation »[16].
L’actualité, c’est que ce sont les marchés qui imposent les dirigeants aux peuples grecs et italiens en dehors de toute légitimité démocratique : « La crise la plus récente, similaire à celle d’aujourd’hui, est l’effondrement du système féodal en Europe, entre les milieux du XVème et du XVIème siècle, et son remplacement par le système capitaliste » indique le sociologue Immanuel Wallerstein[17].
Le 26 juin 2001, Serge Tchuruk, patron d’Alcatel, préconisait une entreprise sans usine[18]. Nous assistons à la mutation d’un capitalisme industrieux, distributif, même inégalement ; à un capitalisme financier, mondialisé, technologisé, inhumain, qui laisse libre cours aux algorithmes mathématiques sensés gérer les flux financiers[19] comme l’enseignent les « grandes écoles » françaises comme Polytechnique.
Insidieusement, dans le même temps que la casse des industries occidentales, induite par la mondialisation, consubstantielle à la financiarisation du monde, l’entreprise capitaliste fait retour dans le fonctionnement même de la société ; dans le vivre ensemble. L’état est dès lors envisagé comme une entreprise constituée d’entreprises, et aujourd’hui les fonctions régaliennes de l’état, soit rien moins que la santé ou l’éducation, sont gérées par la mise en concurrence du moins-disant dispendieux. Jusqu’aux Etats-Unis qui privatisent leur guerre sur les champs pétrolifères mésopotamiens.
Bien plus, chacun est sommé de se gérer comme une entreprise. Un citoyen envisagé comme une auto-entreprise, soumis aux lois du marché, à la concurrence, à la rentabilité, à la performance : « le néolibéralisme façonne normativement les individus comme des acteurs entrepreneurs, et s’adresse à eux comme tels dans tous les domaines de la vie ;(…) Ce faisant, il élargit considérablement le domaine de la responsabilité personnelle : l’individu qui calcule rationnellement assume l’entière responsabilité de ses actes, quelles que soient les circonstances de ces actes »[20].
Moyennant quoi, comme vous le savez, le malade est de plus en plus taxé, le chômeur de moins en moins indemnisé, le nomade de plus en plus pourchassé, et le déviant, l’aliéné, soit celui qui pourrait se révéler incapable de se gouverner lui-même, doit être décelé dès son plus jeune âge, rectifié dans sa programmation neurolinguistique, au besoin maintenu dans des centres éducatifs fermés, avant d’être camisolé chimiquement, en passant ou non par la case prison.
C’est là très précisément ce que désigne Michel Foucault par la biopolitique, l’emprise du pouvoir politique sur la vie de chacun, non pas une coercition aux ordres imposés de l’extérieur comme auparavant, mais une soumission interne, intrapsychique, aux idéaux prônés par l’économie néolibérale. Soit, le passage d’une société disciplinaire à une société de contrôle.
Les Grecs n’avaient pas un terme unique pour exprimer ce que nous entendons par le mot vie. Ils utilisaient deux termes distincts : Zoé pour exprimer le simple fait de vivre, commun à tous les êtres vivants ; et Bios pour signifier la manière de vivre, le style propre de chaque être parlant. Les informaticiens ne se sont pas trompés en nommant Bios, acronyme de Basic Input Output System, le micrologiciel qui gère la carte-mère, si bien nommée, de tout ordinateur.
C’est ce bios qui est aujourd’hui spécifiquement visé par les idéaux du néolibéralisme : fétichisation de l’objet pourtant devenu jetable, dictature des marques mondialisées, marchandisation des corps, acculturation généralisée, atomisation des individus, réduction de la réflexion au mot d’ordre. « Le marketing », écrit le philosophe Bernard Stiegler[21], « est bien devenu l’instrument du contrôle social. Loin de se caractériser par la domination de l’individualisme, l’époque apparaît comme celle du devenir grégaire des comportements et de la perte d’individuation généralisée ». Les N.T.I.C. permettent « un contrôle intime des comportements individuels, transformés en comportement de masse.(…) L’hypersynchronisation conduit à la perte d’individuation par l’homogénéisation des passés individuels, en ruinant le narcissisme primordial et le processus d’individuation ».
Soit, rien moins qu’une atteinte de l’ordre symbolique lui-même, une uniformisation des sujets conformes aux lois du marché, un processus de désaffiliation qui laisse chacun en concurrence avec tous les autres : « Ce que pervertit le néolibéralisme, c’est, en fin de compte, le travail d’humanisation qui s’avère pourtant indispensable à la formation des citoyens de la démocratie » indique ainsi le psychanalyste Jean-Pierre Lebrun[22].
La modernité néolibérale, écrivent Pierre Dardot et Christian Laval, « enjoint à chacun de vivre dans un univers de compétition généralisée, elle somme les populations d’entrer en lutte économique les uns contre les autres, elle ordonne les rapports sociaux au modèle du marché, elle transforme jusqu’à l’individu, appelé désormais à se concevoir comme une entreprise »[23].
Marcel Gauchet, historien et philosophe, parle d’une mutation anthropologique majeure, procédant de l’intériorisation psychique du modèle de marché[24].
La victoire du néolibéralisme à laquelle nous assistons en direct, valide l’intuition de Jacques Lacan, d’un cinquième discours, discours au sens que le lien social, chez l’être parlant en passe par le langage. Discours aujourd’hui dominant, auquel il nous est difficile d’échapper, qu’il appelle discours capitaliste.
Un discours dominant qui s’impose à tout un chacun, à tout consommateur que nous sommes, à notre corps (et esprit) défendant. C’est à un neveu de Freud, Edward Bernays, que nous devons la théorisation du Storystelling[25] , soit l’art de raconter une histoire, ce qu’il appelait la fabrique du consentement : la démocratie moderne implique une nouvelle forme de gouvernement, invisible : la propagande.
L’histoire qu’on nous raconte aujourd’hui, le storystelling de la crise financière, qui occupe tout l’espace médiatique, n’est autre que la consécration du pouvoir économique sur le pouvoir politique.
Ce qu’en langage lacanien, nous entendons comme la consécration de la jouissance sur l’efficacité de la parole. Soit, l’effacement de la référence phallique, au profit d’une jouissance autre, la jouissance d’objets, déjà obsolètes dès qu’ils sont acquis.
Parce que le néolibéralisme excite la pulsion, et combat le désir.
Christian Colbeaux (21/11/11)
[1] Jacques Lacan, « La logique du fantasme », 10 mai 1967
[2] « Le malaise dans la civilisation », p. 102, PUF 1983
[3] Ibid, p. 31
[4] « Le divin marché », Dany-Robert Dufour, Denoël, 2007
[5] Ibid, p. 46
[6] « Empire », Michael Hardt & Antonio Negri, 10/18, 2004
[7] Les seules alternatives sont des alternatives au capitalisme lui-même, mais c’est un autre débat.
[8] « L’Ecran Global », Gilles Lipovetsky & Jean Serroy, Seuil, 2004
[9] « La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale », Pierre Dardot & Christian Laval, La Découverte, 2010
[10] « La société du spectacle », Guy Debord, Champ Libre, 1971
[11] » internationale situationniste. 1958-69″, Editions Gérard Lebovici, 1989
[12] « Le règne et la gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement. Homo Sacer, II », Giogio Agamben, Seuil, 2008
[13] « Histoire de la folie à l’âge classique », Michel Foucault, Gallimard, 1972
[14] « Naissance de la biopolitique », Michel Foucault, Gallimard, 2004
[15] « La richesse des nations », Adam Smith, 1776
[16] « Les habits neufs de la politique mondiale. Néolibéralisme et néo-conservatisme », Wendy Brown, Les Prairies Ordinaires, 2007
[17] « Le capitalisme touche à sa fin », Immanuel Wallerstein, ex-président de l’Association Internationale de Sociologie, Le Monde, 11 octobre 2008
[18] « L’entreprise sans usines, ou la captation de valeur » ; Jean-Marie Harribey, Le Monde, 3 Juillet 2001
[19] Nicole El Karoui,, « Le Monde », 20/03/2008
[20] Wendy Brown, op. cit.
[21] « Le désir asphyxié, ou comment l’industrie culturelle détruit l’individu », Bernard Stiegler, « Le Monde Diplomatique », juin 2004
[22] « Au-delà de s’opposer, résister », Jean-Pierre Lebrun, 3ème congrès européen « Travail social et psychanalyse », Montpellier, Octobre 2010
[23] Op. cit.
[24] « La nouvelle économie psychique », Charles Melman, Eres, 2009
[25] « Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie », Edward Bernays, 1928, La Découverte, 2007