VIII/ Quatre discours, plus un

4discours

05/12/1972 : … la crise, non pas du discours du maître, mais du discours capitaliste, qui en est le substitut, est ouverte.

C’est pas du tout que je vous dise que le discours capitaliste ce soit moche, c’est au contraire quelque chose de follement astucieux, hein ?

De follement astucieux, mais voué à la crevaison.

Enfin, c’est après tout ce qu’on a fait de plus astucieux comme discours. Ça n’en est pas moins voué à la crevaison. C’est que c’est intenable. C’est intenable… dans un truc que je pourrais vous expliquer… parce que, le discours capitaliste est là, vous le voyez… une toute petite inversion simplement entre le S1 et le S… qui est le sujet… ça suffit à ce que ça marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux, mais justement ça marche trop vite, ça se consomme, ça se consomme si bien que ça se consume.

 

  1. Lacan élabore les formules du discours afin de formaliser, dans les mathématiques, le lien social, compris comme relation fondée sur le langage, et qui dépasse de loin, la simple parole énoncée. Ne serait-ce que parce que le sujet se parle en permanence, et que le sujet de l’inconscient, qui gît dans les dessous du dire, est structuré comme un langage.

Les quadripodes qui rendent compte des différents discours comportent chacun quatre places inamovibles, celles de l’agent, de l’autre, de la vérité et de la production :

  • l’agent, c’est celui qui parle
  • l’autre, celui à qui il s’adresse,
  • la vérité, c’est le désir inconscient qui anime dans les dessous, le dire de l’agent,
  • et la production, c’est l’effet du discours.

 

Ces quatre éléments, à leur place respective, sont constitutifs de tout discours. Ils s’organisent selon une circularité incomplète :

  • la vérité, inconsciente, contamine la parole de l’agent (2), mais peut aussi se révéler directement à l’autre au travers des formations de l’inconscient, comme le lapsus ou l’acte manqué (3);
  • l’agent n’a pas d’autre choix que de s’adresser à l’autre (1), c’est le fondement du lien social;
  • de cette adresse, il y a un reste, elle n’est pas sans effet sur l’autre (4), mais aussi sur l’agent lui-même qui l’énonce (5).

 

Cette circularité reste incomplète, puisque rien ne vient faire retour sur la vérité, et notamment il n’y a pas de relation directe entre la production et la vérité. Autrement dit, structurellement, toute adresse à l’Autre, de l’autre maternelle originaire à l’interlocuteur lambda, se confronte, chez l’être parlant, à un écart, un hiatus, entre la tentative du dit et l’interprétation de l’entendu – ne serait-ce que par la polysémie du langage.

Le mathème du discours s’organise en deux lignes :

Agent  –à autre

Vérité  // produit

Sous la barre, ce qui est insu aux protagonistes du lien social : le désir inconscient du locuteur, et l’effet de ce discours. Entre la vérité et la production, précise Lacan, il existe « quelque chose qui obture », dans le sens où « la production n’a, en tous les cas, aucun rapport avec la vérité » : « On peut faire tout ce qu’on veut, on peut dire tout ce qu’on veut, on peut essayer de conjoindre cette production avec des besoins, qui sont des besoins qu’on forge, il n’y a rien à faire »[1]Il existe ainsi une relation d’impuissance à faire coïncider la production à la vérité : chez l’être parlant, du fait même qu’il parle, l’objet est toujours irrémédiablement perdu, et les ersatz d’objet qui en tiennent lieu échouent immanquablement à combler la vérité du désir inconscient qui le taraude. Entre la production et la vérité, il existe une relation d’impuissance. Littéralement, ce que produit le discours n’est pas assez puissant pour affecter la vérité de ce discours.

 

Au dessus de la barre, se trouve ce qui est directement appréhendable par les protagonistes du lien social, en tant que l’un s’adresse à l’autre. Pour autant, cette relation « se définit toujours comme impossible : Dans le discours du maître, par exemple, il est en effet impossible qu’il y ait un maître qui fasse marcher son monde. Faire travailler les gens est encore plus fatiguant que de travailler soi-même, si l’on devait le faire vraiment. Le maître ne le fait jamais. Il fait un signe, le signifiant-maître, tout le monde cavale »[2].

Autrement dit, il est impossible que le dire du maître puisse, seul, mettre l’autre au travail. L’autoritarisme, l’autorité pour l’autorité, échoue à la structuration subjective de l’enfant, comme le montre le cas Schreber, quelque soit l’aura et la célébrité de son pédagogue de père.

Et ce sont les signifiants primordiaux, S1, en position de vérité dans le discours du maître, qui mettent l’autre au travail. Au hasard : l’intérêt de l’entreprise, le service public, la nation, et tout ce que les hommes ont pu inventer en l’absence de dieu.

 

Le mathème du discours lacanien comporte ainsi une relation marquée par l’impossibilité sur la ligne du dessus, et par l’impuissance dans les dessous. Nous avons vu succinctement ce qu’il en était pour le discours du maître antique, voyons ce qu’il en est dans les autres discours.

 

Le discours de l’hystérique :

$  à  S1

a  //  S2

Le plus-de-jouir[3], l’objet petit a de Lacan, est la vérité du symptôme auquel s’identifie le sujet. Elle tente d’interpeller le signifiant maître, celui de la médecine, de la science ou de la psychanalyse afin d’affirmer l’impuissance de ce maître à produire un savoir S2 qui rendrait compte de cette jouissance (a) qui la fait tant souffrir[4] : « Sa vérité, c’est qu’il lui faut être l’objet a, pour être désirée. L’objet a, c’est un peu maigre en fin de compte, quoique, bien entendu, les hommes en raffolent, et qu’ils ne peuvent même pas entrevoir de passer par autre chose – autre signe de l’impuissance couvrant la plus subtile des impossibilités »[5].

 

 

Le discours de l’universitaire :

S2  à  a

S1  //  $

Le savoir, en position d’agent, repose sur un corpus maître de la discipline. Le savoir universitaire s’adresse à l’étudiant, « dans cette position, d’une prétention insensée, d’avoir pour production un être pensant, un sujet. Comme sujet, dans sa production, il n’est pas question qu’il puisse s’apercevoir un seul instant comme maître du savoir »[6]. En d’autres termes, le discours universitaire formate de toutes les façons l’étudiant, ce qui entre en contradiction – définition métaphysique de l’impossibilité – avec l’autonomie subjective dont il peut jouir. Et il est très improbable qu’une production étudiante conforme au discours universitaire ébranle la puissance des signifiants maîtres de sa discipline, en position de vérité.

 

Le discours de l’analyste :

a    à   $

S2  //  S1

C’est le savoir supposé en position de vérité qui interpelle l’autre, l’analysant, l’adresse silencieuse de l’analyste en position d’agent n’en ayant pas la possibilité. Pour autant, les signifiants maîtres du discours que l’analysant peut produire restent impuissants à ébranler le corpus analytique.

 

Le mathème du discours qu’élabore Lacan dans les années 1968-1969 détermine donc 4 discours comme autant de quarts de tour effectués par les 4 termes (agent, autre, production, vérité) aux 4 places du quadripode. Ce qui restera le socle de l’élaboration discursive lacanienne.

Pour autant, durant quelques années, de 1968 à 1973, Lacan introduit par petites touches un cinquième discours, ou plus exactement, Lacan fait état d’une transformation du discours du maître en discours capitaliste : « Un tout petit truc qui tourne, et votre discours du maître se montre tout ce qu’il y a de plus transformable dans le discours du capitaliste[7]« .

Le terme même de capitaliste apparaît de façon assez récurrente dans l’enseignement de Lacan. Les premières occurrences dans le séminaire, distinguent le capitaliste de l’entrepreneur à propos du travail du rêve : Il y a (…) un passage dans la Traumdeutung qui est la comparaison à propos du désir inconscient et du désir conscient, la comparaison entre capitaliste et entrepreneur. C’est le désir pré-conscient qui, si l’on peut dire, est l’entrepreneur du rêve, mais le rêve n’aurait rien de suffisant pour s’instituer comme représentant de quelque chose qui s’appelle le préconscient, s’il n’y avait pas un autre désir qui donne le fond du rêve et qui est le désir inconscient[8]« .

Le mot capital, provient du latin « caput », qui désignait la tête, et par extension la tête de bétail, le cheptel. Vers le XXIIème siècle, le capital prend le sens financier d’une somme d’argent à faire fructifier. Ce sont les socialistes allemands du XIXème siècle qui élaborent la notion de capitalisme. Avec la parution en 1848 de leur « Manifeste pour un parti communiste », Marx et Engels imposent le terme dans le vocabulaire philosophique.

C’est bien sûr à propos de Karl Marx que Jacques Lacan parle le plus souvent de capitalisme. Lors du séminaire « D’un Autre à l’autre », tenu en 1968 et 69, Lacan pose les coordonnées des 4 termes constitutifs du mathème du discours (qui fera l’objet du séminaire suivant, « L’envers »). Et notamment, la notion de l’objet a comme plus-de-jouir, sur le modèle de la plus-value marxiste. Nous y reviendrons plus longuement.

 

« Ce qui s’opère du discours du maître antique à celui du maître moderne qu’on appelle capitaliste, c’est quelque chose qui s’est modifié dans la place du savoir[9]« .

Le discours du maître antique :

S1  à  S2

$  //   a

 

Et le discours du capitaliste :

Cette formalisation apparaît dans « Télévision[10]« , texte recueilli à partir de l’entretien réalisé par Benoît Jacquot pour l’ex-ORTF.  Où il apparaît que la simple torsion de la première fraction inverse les flux et abolit les relations d’impuissance et d’impossibilité.

Cette évolution du discours du maître en discours capitaliste correspond à mon sens à l’avènement du néolibéralisme, cette « mutation du capitalisme » théorisée par Michel Foucault, qui instaure « le divin marché » au principe même du lien social. Il serait donc plus juste de l’appeler discours néolibéral…

 

Le discours capitaliste se singularise par une circularité complète et infinie entre les places :

$ à S1 à S2 à a à $ à S1, etc.

Ainsi le sujet au désir impose la vérité des signifiants maîtres néolibéraux pour faire travailler l’autre du savoir à la production d’un plus de jouir qui vient renforcer le désir du sujet : en quelque sorte, plus je bois, plus j’ai soif.

Lacan le formule ainsi lors d’une conférence à Milan : « L’exploitation du désir, c’est la grande invention du discours capitaliste, parce qu’il faut l’appeler quand même par son nom. Ça, je dois dire, c’est un truc vachement réussi. Qu’on soit arriver à industrialiser le désir, enfin… on ne pouvait rien faire de mieux pour que les gens se tiennent un peu tranquilles, hein ? … et d’ailleurs on a obtenu le résultat[11]« .

 

Surtout, l’accès à la jouissance n’est plus inter-dite : le sujet est directement branché sur le plus-de-jouir produit qui vient le relancer sans fin, dans une insatiable quête. Spirale infernale, dans laquelle le sujet se trouve sous la coupe de l’objet (a), soit une normalité addictive induite par le discours capitaliste : « Nous y sommes tous pris, c’est un fait historique, ce n’est pas moi qui ai à le démontrer. Ça me semble avoir été fait. Ça s’appelle le discours capitaliste[12]« .

A la limite, le discours capitaliste promeut un semblant de sujet qui est agi par la pulsion, pulsion qui se caractérise chez l’être parlant par la répétition infini de son échec à satisfaire pleinement.

Cette influence réciproque entre le sujet et l’objet a dans le discours capitaliste rend compte de la fétichisation de la marchandise et la « perversion ordinaire[13] » dans la socialité actuelle.

 

Par ailleurs, le sujet du discours capitaliste se trouve en quelque sorte désarrimé du symbolique, dans le sens où l’articulation S1 à S2 se trouve assujettie au couple infernal a à $, qui se trouve être l’une des formulation du fantasme que Lacan écrit ($ <> a), soit l’ensemble des relations possibles du sujet à l’objet de son désir.

Le discours capitaliste de notre modernité écranique privilégie ainsi l’imaginaire sur le symbolique, il substitue l’image à la réflexion, l’insigne au signifiant. Bienvenue dans la réalité virtuelle !

Mais aussi, l’écriture lacanienne du discours capitaliste rend compte des travaux postérieurs de Dany-Robert Dufour, Wendy Brown ou Bernard Stiegler : le sujet post-moderne est livré à lui-même, sans ancrage historique, sans racine voire même sans modèle. L’adolescent d’aujourd’hui est sommé de se conformer au fonctionnement d’objets de plus en plus sophistiqués, sans mode d’emploi. Et l’on voit bien comment ces objets, qu’il désire, déterminent un lien social particulier. Un lien social dont les 140 caractères de Twitter constituent la pointe avancée de l’acculturation.

C’est un lien social virtuel, qui se constitue autour de l’objet : une communauté internet, un groupe facebook, un jeu multi-joueur, etc…

C’est une servitude volontaire, une soumission du désir (en position d’agent) aux produits dictés par les signifiants primordiaux de la finance (S1) en position de vérité. C’est un sujet clivé, qui en tant qu’autre du discours capitaliste, participe à son insu au renforcement de l’emprise néolibérale.

 

 

Christian Colbeaux (16/01/12)

[1] Ibid, p. 203

[2] Ibid, p. 202

[3] Nous reviendrons plus longuement sur la notion lacanienne de jouissance.

[4] Je parle d’hystérique au féminin, en conformité avec les formules de la sexuation développées par Lacan dans le séminaire« Encore », même si la clinique actuelle rencontre fréquemment l’hystérie chez les sujets sexués masculins.

[5] Ibid, p. 205

[6] Ibid, p. 203

[7] J. Lacan, « D’un discours qui ne serait pas du semblant », séance du 10 février 1971

[8]  J. Lacan, « La relation d’objet et les structures freudiennes », séance du 23 janvier 1957 (p. 136, publication interne de l’ ALI)

[9] Ibid, p. 34

[10] J. Lacan, « Télévision », Seuil, 1974, p.25

[11] J. Lacan, Intervention lors d’une réunion organisée par Scuola Freudia, Milan, 4 février 1973

[12] J. Lacan, Intervention sur l’exposé de M. Safouan, 1er octobre 1972

[13] J. P. Lebrun

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