« Je ferai appel à Marx, dont j’ai eu beaucoup de peine, importuné que j’en suis depuis longtemps, à ne pas plus tôt introduire le propos dans un champ où il est pourtant parfaitement à sa place »[1]
Nous sommes en 1968, quelques mois après les événements. Jacques Lacan tient son seizième séminaire, « D’un Autre à l’autre », le dernier à l’Ecole Nationale Supérieure de la rue d’Ulm. Il y était accueilli depuis 1964 à l’invitation de Louis Althusser[2] et il y avait rencontré la jeune garde estudiantine maoïste qui assistait au séminaire et qui publiait les « Cahiers pour l’analyse ».
En Mai 68, pour la première fois, Lacan s’était engagé en public dans le champ politique. Le 9 mai, à la veille de la première nuit des barricades, il signe un manifeste de soutien aux étudiants révoltés[3]. Le 15 mai, lors d’une séance de son séminaire sur « L’acte analytique », Lacan énonce : « le pavé et la bombe lacrymogène remplissent la fonction d’objet (a) ». La veille, il avait rencontré Daniel Cohn-Bendit, leader médiatique du mouvement du 22 mars.
L’essence de la théorie psychanalytique
Dans ce séminaire, « D’un Autre à l’autre », Lacan se propose de définir le discours analytique : « L’essence de la théorie psychanalytique est un discours sans parole » a-t-il écrit au tableau. Autrement dit, c’est le silence –relatif- de l’analyste qui permet l’émergence d’un discours tout à fait singulier, inédit, le discours psychanalytique : nulle injonction de la part de l’analyste !
Lacan se réfère à la fonction du pot, de terre cuite, de fer ou de tout autre matériau, qui a permis les échanges de marchandises durant les millénaires des civilisations antérieures. Les inscriptions sur l’extérieur du pot, qui ne manquent pas de nous renseigner ces cultures, même si elles nous permettent de déchiffrer le langage alors utilisé, ne sont que la représentation, toujours éphémère et évolutive, du contenu du pot : matières précieuses, parfum, encens, etc. Autrement dit, le signifié, dépendant de ses coordonnées spatio-temporelles, est à l’extérieur, et c’est le signifiant qui est à l’intérieur.
Cette image lui permet d’introduire une même distinction entre la parole, foncièrement polysémique, et le discours, qui seul intéresse l’analyste, en tant qu’il dévoile la fonction essentielle de l’objet (a).
Nous avons vu que dans le séminaire qu’il tiendra l’année suivante, « L’envers de la psychanalyse », Lacan théorise le discours comme lien social. Et chacun des 4 discours décrit un agencement particulier entre le sujet, $, et la jouissance, nommée (a).
Ainsi, dans le discours analytique, c’est le désir (a) en position d’agent, désir de savoir (Ça voir) S2; qui fait parler le sujet $ en position autre afin de produire les signifiants primordiaux S1 qui l’aliènent dans le symptôme :
a ¦ $
S2 // S1
Idéalement, dans l’expérience analytique, ce n’est pas le sujet qui parle, mais son symptôme, S2, en position de vérité. Le sujet, $, est mis en position autre, afin de produire les signifiants de sa jouissance, S1. L’expérience analytique, c’est l’association libre, l’instauration d’un lien social particulier, la perte de contrôle de la parole adressée à un autre à l’écoute des signifiants sous-jacents au défilement du signifié : soit, un discours sans parole.
La plus-value
L’appétence pour la philosophie de Lacan est bien connue. Le 4 décembre 1968, il révèle qu’il lisait Marx dans le métro à l’âge de 20 ans, alors qu’il était encore étudiant en médecine.
Dès l’abord du séminaire, Lacan fait donc appel à Marx, et plus exactement à la troisième partie du « Capital », chapitre V, intitulé « Du travail et sa mise en valeur ».
Dans ce texte, Marx détermine la valeur des marchandises par le temps de travail nécessaire à leur production : la valeur d’une marchandise dépend de la force de travail nécessaire à sa production, et des conditions nécessaires à la reproduction de cette force de travail.
La nouveauté de Marx, dans son analyse du capitalisme, c’est que le travail soit acheté, qu’il y ait un marché du travail, ce qui permet la plus-value, au fondement même de la logique capitaliste. Soit, le passage de l’esclavagisme au productivisme, ce que Lacan appelle le passage du discours du maître au discours capitaliste.
La notion de plus-value nous vient de l’un des théoriciens de l’anarchisme, Proudhon[4]. Marx la reprend à son compte pour désigner le surtravail effectué par le salarié, soit très exactement le travail non payé. Le prolétaire ne perçoit pas la juste valeur de sa production, mais seulement les émoluments nécessaires à sa survie comme force de travail.
Le capitaliste donne à celui qu’il emploie les moyens de subsister, mais il lui demande de travailler au-delà de la simple reproduction de ses moyens de subsistance. Il utilise la force de travail pour produire une certaine quantité de marchandise qui, elle, ne sera pas payée : c’est cet écart que Marx appelle la plue-value.
Plus de jouir
La renonciation à la jouissance de la production par le travailleur est donc au cœur même du capitalisme.
Puisque c’est au prix de la renonciation à la jouissance de la Chose que l’être parlant se constitue comme autre de l’Autre, inter-locuteur dans le monde humanisé qu’il habite, Lacan établie une homologie entre l’analyse marxiste et la psychanalyse : « La renonciation à la jouissance, (c’est) un effet du discours lui-même. Pour marquer les choses, il faut supposer qu’au champ de l’Autre il y ait un marché (…) Le plus de jouir tient à l’énonciation, donc est produit par le discours, pour qu’il apparaisse comme effet »[5]
C’est que, si la jouissance instinctive, animale, reste inter-dite chez l’être parlant, elle n’en fait pas moins retour dans ce qui l’inhibe même, le fait que l’homme ne puisse qu’en passer par le discours articulé dans la parole dans son commerce avec son environnement humain. Selon le principe freudien intangible : l’inévitable retour du refoulé.
Pour Lacan, le capitalisme est avant tout un discours, un lien social qui articule la renonciation à la jouissance. Ce que produit ce discours, c’est un plus de jouir autour duquel se joue la production de l’objet (a) : « Le plus de jouir comme fonction de renonciation sous l’effet du discours, voilà ce qui définit quelque objet du travail humain comme marchandise, tel chaque objet en lui-même porte quelque chose de la plus value. Ainsi le plus de jouir est-il ce qui permet l’isolement de la fonction de l’objet (a) »[6].
Le plus de jouir apparaît donc par le fait du discours qui induit une renonciation à la jouissance. Pour autant, tout n’est pas symbolisable, il est du réel qui échappe à la prise dans le signifiant : il y a un excédent, c’est la fonction de l’objet (a). C’est-à-dire que le symbolique auquel s’aliène l’être parlant produit un plus, une satisfaction qui tient à l’énonciation même.
C’est donc le signifiant, et son articulation en chaîne signifiante qui est la cause de la jouissance de l’être parlant. Et c’est dans le déroulement, le travail de la chaîne signifiante que s’introduit la fonction de l’objet (a).
Il y a donc bien une homologie entre la plus value marxiste, fruit du surtravail non payé, et le plus de jouir lacanien, qui s’origine de ce qui échappe au travail du symbolique.
C’est cette renonciation à la jouissance de l’homme en tant que structuré par le discours qui est la cause du malaise dans la civilisation. Et le symptôme, inhérent à l’être parlant, rend compte du rapport du sujet à la jouissance : « La façon dont chacun souffre dans son rapport à la jouissance pour autant qu’il ne s’y insère que par la fonction du plus de jouir : voilà le symptôme »[7].
La logique du fantasme
Ce qu’il s’agit de comprendre, c’est que c’est l’objet (a) qui est la cause du plus de jouir.
L’objet (a) est avant tout l’indice d’une perte, d’un accès irrémédiablement perdu à la jouissance de la Chose. L’objet (a) est en quelque sorte un appel à la jouissance, et à défaut de retrouver la Chose, il cause la pulsion qui se déploie autour des orifices, ceux là mêmes qui font l’objet de toute l’attention des signifiants de l’Autre.
Pour autant, la pulsion ne fait toujours que le tour de l’objet (a), et ne peut que le manquer, relançant ainsi continuellement la machinerie pulsionnelle.
L’objet (a) est l’objet cause, la marque du manque originel et structurel de l’être parlant. L’objet (a) est avant tout manque, manque à jouir, trou dans l’Autre : « L’objet a c’est le trou qui se désigne au niveau de l’Autre comme tel, qu’il est mis en question pour nous dans sa relation au sujet »[8].
Le plus de jouir, produit par le discours, désigne ce qui vient suppléer à ce manque, une sorte de compensation à la perte. Mais, nous dit Lacan, « ce que le sujet récupère n’a rien à faire avec la jouissance, mais avec sa perte (…) Le plus de jouir est ce qui répond, non pas à la jouissance, mais à la perte de jouissance, en tant que d’elle surgit ce qui devient la cause du désir de savoir et de cette animation, que j’ai récemment qualifié de féroce, qui procède du plus de jouir »[9].
Ainsi le sujet répond à la perte de jouissance par un double mécanisme : le désir de savoir, afin de rendre compte de ce manque; et l’appel à la jouissance, qui provoque l’inlassable animation de la pulsion.
En quelque sorte, la notion de plus de jouir s’apparente à celle du surmoi freudien : une satisfaction déplaisante qui s’origine de la renonciation même à la jouissance. Mais là où Freud dénonçait les effets répressifs de la civilisation, Lacan en fait un fait de structure, une faille structurelle inhérente à l’être parlant entre le signifiant et la jouissance.
Et au final, le sujet n’a d’autre recours pour obtenir satisfaction, que celui du fantasme : « C’est autour de la formule $ ◊ a, autour du plus de jouir, que se constitue le rapport qui nous permet, jusqu’à un certain point, de voir se faire cette soudure, cette précipitation, ce gel qui fait que nous pouvons unifier un sujet comme sujet de tout discours »[10].
Le grand Autre apparaît ainsi « en-forme de petit a »[11]: c’est le fantasme, cette relation du sujet divisé par le signifiant à l’objet cause du plus de jouir qui structure la réalité du sujet et l’appréhension de son environnement. Et qui conditionne la nature fondamentalement symptomatique de l’être au monde du sujet parlant.
Christian Colbeaux (16/04/12)
[1] J. Lacan, « D’un Autre à l’autre », séance du 13/11/1968
[2] Louis Althusser, 1918-1990, philosophe marxiste, voir « Ecrits sur la psychanalyse », Stock, 1993
[3] Elisabeth Roudinesco, « Jacques Lacan », Fayard, 1993, p. 435
[4] Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) « La propriété, c’est le vol », voir à ce sujet Anne-Sophie Chambert, « Proudhon. L’enfant terrible du socialisme », Armand Collin, 2009, http://colblog.blog.lemonde.fr/2010/04/01/anne-sophie-chambost-proudhon-lenfant-terrible-du-socialisme/
[5] Lacan, « D’un Autre à l’autre », séance du 13/11/1968
[6] ibid.
[7] ibid, séance du 20/11/1968.
[8] Ibid, séance du 27/11/1968
[9] Ibid, séance du 15/01/1969
[10] Ibid, séance du 13/11/1968
[11] Ibid, séance du 07/06/1968