
» Crois-tu vraiment qu’il y aura, un jour sur la maison, une plaque de marbre sur laquelle on pourra lire : « C’est dans cette maison que le 24 juillet 1895, le mystère du rêve fut révélé au Dr Sigmund Freud »[1]
Freud séjourne alors en famille à l’hôtel Bellevue, sur les hauteurs boisées de Vienne, afin d’échapper à la chaleur estivale. Le 24 juillet, il reçoit un confrère qui lui fait part des difficultés qu’il rencontre avec une patiente névrotique nommée Irma, bien qu’il suive les premières élaborations théoriques de Freud[2]. Dans la nuit du 23 au 24 juillet 1895, Freud fait le rêve dit de « L’injection faite à Irma », dans lequel il rejette la faute de la mauvaise santé psychique d’Irma sur son collègue.
Si l’on en croit son biographe, Ernest Jones, Freud s’est intéressé aux rêves dès l’enfance, les notant à l’occasion[3].
On retrouve cette préoccupation dans une lettre à Martha Bernays, datant du 27 avril 1893 : « Je me sers de mes nuits à dormir dans la bibliothèque pour mes rêves, ce qui dans dix ans donnera un joli travail »[4].
Neuropsychiatre, Sigmund Freud s’est d’abord intéressé à l’hypnose. En 1885, il obtient une bourse pour un voyage d’études. Il choisit de se rendre à Paris, dans le service du Professeur Charcot à la Salpetrière.
Depuis 1878, il est en contact avec Josef Breuer, médecin et physiologiste, qui lui confiera Bertha Pappenheim, plus connue sous le nom de Anna O., la première patiente hystérique de Freud.
De leur collaboration naîtra ainsi les « Etudes sur l’hystérie » en 1895, qui promeuvent la libre association du patient à l’encontre de la suggestion hypnotique.
Les associations libres des patients incluent des récits de rêves, avec les associations s’y référant. C’est ainsi que Freud de l’hypnose, à l’association libre, commence à s’intéresser sérieusement, scientifiquement dira-t-il, aux rêves.
Par l’intermédiaire de Breuer, Freud rencontre Wilhelm Fliess en 1887. Fliess est un oto-rhino-laryngologiste allemand, qui développe des théories sexuelles un peu fantaisistes comme le lien entre le nez et les organes génitaux, ou encore sur la numérologie et la périodicité, qui séduiront quelques temps Freud. Quoiqu’il en soit, ils entretiendront une correspondance importante jusqu’aux premières années du XXème siècle.
C’est avec Wilhelm Fliess que s’élabore le manuscrit de la Traumdeutung. Ce manuscrit, constamment remanié, aurait connu plusieurs variantes avant d’être détruit par Freud lui-même[5].
Dès le 23 juin 1895, Freud écrit à Fliess : « L’accomplissement de désir serait le motif du rêve ». Dans sa lettre du 7 juillet 1897, Freud fait le rapprochement avec les névroses : « Le rêve contient en germe la psychologie des névroses »[6].
Entre temps, en octobre 1896, le père de Freud décède. Au vu de l’importante correspondance entre Freud et Fliess, celui-ci est parfois considéré comme l’analyste occulte de Freud[7].
Pour autant, Freud parlera plus tard, après sa brouille avec Fliess, de son auto-analyse : « J’ai compris qu’il (mon livre) était un morceau de mon auto-analyse, ma réaction à la mort de mon père, l’événement le plus important, la perte la plus déchirante dans la vie d’un homme »[8].
Dans tous les cas, la Traumdeutung reste le témoignage de la première analyse du premier analyste, la pierre angulaire de ce qui deviendra la psychanalyse que nous connaissons aujourd’hui.
Freud commence à rédiger la version finale en 1997. Mais c’est essentiellement durant l’été 1899 qu’il s’y consacre. Il commence par les chapitres 2 à 6, qui s’avèrent être les plus intimes. Il poursuit par le chapitre 7, le plus théorique, qu’il rédige en deux semaines. Enfin, il s’astreint à la rédaction du premier chapitre, qui se veut une revue assez exhaustive de la littérature sur le rêve, afin, pensait-il, de d’inscrire l’ouvrage dans la neuropathologie de son temps. Ce qui fut vain » Mes collègues les psychiatres, ne semblent pas avoir pris la peine de surmonter la stupeur que leur avait causée ma nouvelle approche du rêve », écrit-il dans la seconde préface en 1908.
Le manuscrit est achevé en septembre 1899, il parait le 4 novembre 1899, daté de 1900 par l’éditeur, le « livre du siècle » : « La plus belle découverte que j’ai faite, la seule, probablement, qui me survivra » écrit Freud à Fliess le 28 mai 1899.
Tiré à 600 exemplaires, le livre fut un fiasco, et ne s’est vendu qu’en 8 ans. Freud est alors âgé de 44 ans, il est un neurologue estimé sur la place de Vienne et il attend une reconnaissance universitaire que ses origines juives ne lui facilitent pas dans un environnement catholique et réactionnaire[9].
Un peu moins de 10 ans plus tard parut la deuxième édition, qui fut suivie par 8 autres au cours de l’existence de Freud, la dernière datant de 1930.
C’est dire l’importance de ce livre pour Freud, qui fit l’objet de remaniements successifs.
Le livre est traduit en anglais et en russe en 1913, en espagnol en 1922, en français en 1926 et en japonais en 1930. La plupart des traduction françaises disponibles reposent sur la 8ème édition, datée de 1925.
Lors de la première parution du livre, Freud s’adresse à « la sphère d’intérêts neuropathologiques » , dont il prend pourtant d’emblée le contre-pied : « J’ai du constater qu’ici nous avons une fois de plus à faire à l’un de ces cas moins rares qu’on ne croit, dans lesquels une croyance populaire des plus anciennes, maintenue avec ténacité, semble être davantage rapprochée de la vérité des choses que le jugement scientifique qui domine aujourd’hui. Je suis obligé d’affirmer que le rêve a effectivement une signification, et qu’un procédé scientifique d’interprétation du rêve est possible »[10].
Mais, à l’encontre de la tradition populaire, faite de déchiffrement à base de symbolisme mystique ou universel ; Freud expose un procédé d’auto-analyse, variante de l’auto-observation psychologique en vogue à l’époque, une auto-analyse qui s’adresse à un autre, un tiers, supposé savoir interpréter.
En effet, si Freud pensait donner les clefs de la pratique de l’auto-analyse, comme il croyait alors l’avoir pratiquée, c’est l’inverse qui se produit. Freud va être pris dans les dix années suivantes dans une interaction constante avec ses rares lecteurs, qui le sollicitaient, par lettres, et visites à son cabinet. Des discussions permanentes s’engagent avec les milieux cliniques de Vienne et de Zurich, qui vont devenir les foyers du futur mouvement psychanalytique.
Par ailleurs, se développe dans la bonne société une sorte de jeu de société, de divertissement culturel, sous forme de jeux d’auto-interprétation des rêves[11].
C’est dans ce contexte qu’Eugen Bleuler, directeur de la clinique du Burghölzli à Zurich, entretient une importante correspondance avec Freud. Dans cette clinique, on pratiquait d’une part des séances d’interprétation collective des rêves, et d’autre part des tests d’association, censés démasquer la résistance du sujet provenant du complexe refoulé chargé d’affect[12]. Carl Gustav Jung, médecin de la clinique, débute sa correspondance avec Freud en 1906.
A Vienne, la société psychologique du mercredi est fondée en 1902. On y pratique une sorte de « communisme intellectuel », dans ce sens que toute idée exprimée est déclarée bien commun, utilisable par chacun sans considération d’origine.
La deuxième édition, datée de 1909, est tirée à 1050 exemplaires. Entre temps, Freud a publié « Sur le rêve« , une sorte d’abrégé de l’interprétation, en 1901 ainsi que « Fragment d’une analyse d’hystérie » en 1905, soit le cas Dora, qui fut conçu à l’origine comme un chapitre de l’interprétation.
Cette seconde édition n’apporte pas de modification essentielle, en dehors de l’ajout d’additifs à la symbolique du rêve (Chapitre V) et de références aux expérimentations de la clinique du Burgholzli.
Les premiers psychanalystes s’organisent autour de Freud en une sorte de « bureau central des rêves ». Il s’agissait alors de collecter les différents symboles typiques apparaissant dans les rêves, dont la signification tend à l’universel et s’affranchie de l’histoire individuelle. Le projet d’un dictionnaire des symboles oniriques restera avorté.
L’interprétation des rêves devient une œuvre collective, le recours à la symbolique permettant une distanciation avec l’expérience princeps de l’auto-analyse de Freud.
La troisième édition date de 1911. Elle comporte quelques révisions théoriques : « En 1899, lorsque j’ai écrit ce livre, je n’avais pas encore formulé ma théorie de la sexualité et l’analyse des formes les plus compliquées des psychonévroses en était encore à ses débuts » (Préface à la 3ème édition). ). A l’idée centrale, présente dès la première édition de l’interprétation, selon laquelle « le rêve est l’accomplissement (déguisé) d’un désir (réprimé, refoulé) Freud ajoute dans une note de bas de page, en citant un article d’Otto Rank : « Le rêve, sur la base et avec l’aide d’un matériel sexuel qui provient de l’enfance, et est refoulé, représente comme réalisés des désirs actuels, et aussi, en règle générale, érotiques ; il les représente sous une forme voilée et symboliquement travestie ».
D’autre part, cette troisième édition intègre les contribution de Wilhelm Stekel (notamment dans les chapitres V et VI). Pour autant, Jung mène la fronde contre la primauté de l’auto-analyse de Freud, si présente dans le livre pour préférer l’universalité retrouvée dans les rêves des patients. Jung souligne l’absence fréquente d’élément sexuel infantile dans le travail onirique, et privilégie l’actualité du patient, mise en image par un symbolisme universel. La scission avec l’école de Zurich intervient en 1914, l’appartenance confessionnelle protestante des zurichois leur conférant une position morale et religieuse dans l’interprétation des rêves : » L’interprète doit déchiffrer les tendances de l’avenir présentes dans le contenu latent du rêve lui-même – ce qu’on appelait autrefois sa fonction prophétique – et les rendre lisibles pour le patient (…) le rôle de Freud en tant qu’interprète inaugural et exemplaire du rêve se trouvait remis en cause »[13].
La quatrième édition date de 1914. Otto Rank, apparaît comme co-auteur. Non médecin, Otto Rank avait été chargé par Freud d’explorer les apports de la littérature et des mythologies sur le rêve. Jusqu’en 1925, Otto Rank contribue à l’interprétation des rêves avec deux chapitres, « Rêve et création littéraire« , et « rêve et mythe« . Cette quatrième édition se révèle ainsi comme un ouvrage collectif, avec aussi les contributions d’ Alfred Robisch, « Symbolique du rêve chez les gens bien portants », et de Sandor Ferenczi, « La direction donnée aux rêves ». Ce qui correspondait aux vœux de Freud, d’en faire un livre plus impersonnel afin de répondre aux attaques de l’école de Zurich.
La cinquième édition de 1919, comporte une post face de Freud, dans laquelle il se réfère à « Totem et tabou », paru en 1913, ouvrage qui reflète ses vues sur l’origine de l’agressivité humaine qui s’est illustrée durant la première guerre mondiale.
Dès la sixième édition, datée de 1921, les remaniements et les apports extérieurs deviennent invisibles. Freud considère alors son « livre du siècle » comme « historique » : « J’avais dit qu’après vingt ans presque d’existence cet ouvrage avait accompli sa tâche ; les faits ne m’ont pas donné raison, au contraire, je pourrais dire que mon livre a un nouveau rôle à assumer. Si jadis il avait pour fonction d’informer sur la nature du rêve, il lui faut maintenant remédier, avec tout autant de soins, à l’incompréhension têtue que rencontre cette information » (Préface à la sixième édition).
Les choses changent avec la 7ème réédition, en 1925. Freud se réapproprie avec le livre du siècle, les apports de Stekel, Rank et Ferenczi sont abandonnés. Freud revient à la structure originale du livre et il y intègre son travail sur les pulsions (« Au-delà du principe du plaisir », 1920) et la seconde topique (« Le moi, le ça, le surmoi », 1923). L’interprétation des rêves reste ainsi pour toujours le témoignage de l’auto-analyse de Freud.
La dernière édition du vivant de Freud date de 1930, l’annexe bibliographique s’est allégée : Freud a renoncé définitivement à prendre en considération la littérature relative à la recherche sur le rêve. Les traductions françaises existantes sont toutes basées sur le texte de 1930. Les strates antérieures, qui comportent des textes d’autres auteurs se trouvent ainsi effacées.
De toutes les façons, Freud considérait son livre comme « intraduisible » : « Tant de choses dépendent de la lettre du texte que le traducteur devrait être lui-même analyste et remplacer le matériel que je fourni par du matériel personnel, provenant de sa propre expérience »[14]. Ce ne fut pas le cas.
L’interprétation des rêves restera à jamais le livre canonique de Freud, livre fondateur de la psychanalyse. Il le retravaille durant 30 ans, au grès du mouvement psychanalytique qui s’organise autour de lui, et des amitiés déçues.
C’est que le rêve, formation s’il en est de l’inconscient, dévoile la grammaire même de l’inconscient. C’est là la découverte princeps de Freud : l’inconscient est structuré comme le rêve.
Au contraire de toute l’antique tradition oniromancienne, le rêve ne relève d’aucun destin révélé par une divinité quelconque ; mais il met à jour les désirs enfouis dans l’inconscient, désirs infantiles actualisés par l’imagerie du rêve.
Ce sur quoi ne cesse d’insister Freud, c’est que l’auto-observation, pratique philosophique en vogue à l’époque, ne permet pas l’interprétation : celle-ci ne peut que découler d’une référence à un tiers, l’analyste, supposé savoir, auquel la relation transférentielle permet le libre cours de l’association libre. Parce que, et c’est là que l’enseignement de Lacan nous est précieux, même imaginarisé, le rêve relève et révèle l’organisation langagière de l’inconscient.
[1] Lettre du 12 juin 1900 à W. Fliess, cf. « La naissance de la psychanalyse », PUF, p. 286
[2] » Les psychonévroses de défense », 1894, in « Névrose, psychose et perversion » ; et « Etudes sur l’hystérie », 1895.
[3] Ernest Jones, « La vie et l’œuvre de Sigmund Freud », p. 385, PUF, 1958
[4] Ilse Grubrich-Simitis, » Métamorphoses de l’interprétation des rêves. Les relations de Freud à son livre du siècle », in « Revue germanique internationale, N° 14, 2000
[5] Ilse Grubrich-Simitis, op. cit.
[6] Ernest Jones, op. cit., p. 391
[7] cf. Didier Anzieu, « L’auto-analyse de Freud et la découverte de l’inconscient », PUF, 1959
[8] Sigmund Freud, « L’interprétation des rêves », préface à la 2ème édition, 1908
[9] La nomination de Freud comme professeur universitaire interviendra en 1902
[10] Préface à la 1ère édition
[11] Lydia Marinelli &, Andreas Mayer, « Rêver avec Freud. L’histoire collective de l’interprétation des rêves », Aubier, 2009
[12] Lydia Marinelli & Andreas Mayer, op. cit., p.43
[13] Lydia Marinelli & Andreas Mayer, op. cit., p.147
[14] Lydia Marinelli & Andreas Mayer, op. cit., p. 180