
Le travail d’interprétation des rêves que propose Freud s’attache donc avant tout au contenu latent du rêve, qui se révèle bien plus signifiant que le contenu manifeste. C’est là le pas de côté de Freud, qui lui permet de s’affranchir de toute la tradition orinomancienne, et du symbolisme populaire qui tente de décrypter le message du rêve à partir des images du contenu manifeste.
Au-delà même du rêve, celui-ci apparaît paradigmatique de la méthode psychanalytique. La méthode d’interprétation des rêves que propose Freud ne recèle pas moins que l’ensemble des fondements de la pratique de la psychanalyse elle-même. La primauté à la libre association – contenu latent, sur l’exposé du symptôme – contenu manifeste, par exemple ; indique bien en quoi la vérité du sujet se situe dans un au-delà, une autre scène, inconsciente, qu’il s’agit de mettre à jour dans les linéaments d’une parole adressée à un autre. Un autre, un tiers, qui joue l’inter médiateur entre le vécu conscient, actuel, et l’ensemble de ce qui se trouve enfoui, qui, loin d’être oublié, n’en détermine pas moins l’actualité symptomatique.
Freud explicite donc par tous les moyens en quoi le rêve, pour le moins, tente de satisfaire le désir qui demeure insatisfait dans les arcanes de l’inconscient. Le chapitre V de la Traumdeutung va lui permettre d’identifier plus précisément encore ce désir à l’œuvre dans le rêve, et par la même occasion, d’ajouter une pierre fondamentale à l’édifice théorique psychanalytique.
Le raisonnement de Freud est assez implacable :
1/ Le rêve se nourrit d’événements vécus très récemment, voire le jour même ;
2/ Ces événements récents sont liés par « une chaîne d’idées », à des motions inconscientes ;
3/ Ces motions inconscientes sont de nature sexuelles ;
4/ Ces motions inconscientes s’originent de la vie infantile.
Et Freud d’invoquer la tragédie de Sophocle, « Œdipe Roi », pour systématiser chez tout enfant, l’amour pour le parent de sexe opposé et la rivalité avec celui du même sexe.
La monographie botanique
« J’ai écrit la monographie d’une certaine plante. Le livre est devant moi, je tourne précisément une page où est encarté un tableau en couleur. Chaque exemplaire contient un spécimen de la plante séchée, comme un herbier ».
Ce rêve se veut l’illustration de l’actualisation de désirs anciens par des faits vécus dans la journée. Freud a réellement vu une monographie dans la vitrine d’un bouquiniste. Il s’agissait du cyclamen, la fleur préférée de son épouse.
Ce rêve apparaît surdéterminé. Ainsi, ce n’est pas tant que Freud n’offre pas assez de fleurs à son épouse qu’il s’agit, comme il le dit ; mais c’est qu’il apparaît lui-même comme une fleur séchée, puisque dans sa correspondance avec Fliess de l’époque, il évoque, lui, le père de six enfants, son désintérêt pour l’acte de chair et son désir de conserver son énergie pour son œuvre scientifique.
D’autre part, Freud était l’auteur d’une monographie sur la cocaïne, dont les propriétés anesthésiantes de l’œil avaient été découvertes alors qu’il avait du s’absenter pour rejoindre sa fiancée Martha, sur son insistance.
La chaîne signifiante attachée à ce rêve se présente ainsi : une fleur séchée, son épouse Martha, une ancienne patiente, la cocaïne, la mine florissante de la jeune femme du Pr Gärtner, et un souvenir d’enfance avec l’une de ses sœurs, en l’occurrence l’effeuillage d’un livre d’images.
C’est bien peu de dire, après l’évocation de ce rêve, qu’« il n’y a pas de rêves innocents », puisque aussi bien, quelque soit les pudeurs de Freud, tout nous ramène à la sexualité, voire même au souvenir d’un moment de jouissance interdite avec sa sœur.
L’eau qui dort
Une jeune femme intelligente et fine, réservée, du type de « l’eau qui dort », raconte : « J’ai rêvé que j’arrivais trop tard au marché et que je ne trouvais plus rien chez le boucher et chez la marchande de légumes ». Voilà assurément un rêve innocent ; mais un rêve ne se présente pas de cette manière ; je lui demande un récit détaillé. Le voici : Elle allait au marché avec sa cuisinière, qui portait le panier. Le boucher lui a dit, après qu’elle lui eût demandé quelque chose : « On ne peut plus en avoir », et il a voulu lui donner autre chose en disant : « C’est bon aussi ». Elle a refusé et est allée chez la marchande de légumes. Celle-ci a voulu lui vendre des légumes d’une espèce singulière, attachés en petits paquets, mais de couleur noire. Elle a dit : « Je ne sais pas ce que c’est, je ne prends pas ça ».
Dans la journée, la jeune femme était allée au marché trop tard, et n’avait plus rien trouvé : « On est tenté de dire : la boucherie était déjà fermée », interprète Freud, en faisant allusion à l’argot viennois, « la devanture de ta boucherie est ouverte » voulant signifier une braguette non boutonnée.
Par ailleurs, les paroles dites ou entendues dans un rêve, se réfèrent directement à la vie éveillée, mais elles sont traitées comme du matériel que l’on fragmente, et que l’on dissocie de leur contexte.
Ainsi, « On ne peut plus en avoir« , fait allusion à une parole de Freud quelques jours plus tôt, à propos des événements de la petite enfance : « C’est donc moi qui suis le boucher » commente Freud.
De même, « Je ne sais pas ce que c’est, je ne prends pas ça« , fait allusion à une discussion de la veille avec sa cuisinière « Je ne sais pas ce que c’est… soyez correcte, je vous prie » : Nous saisissons ici le déplacement : des deux phrases employées contre sa cuisinière, elle n’a gardé dans le rêve que celle qui était dépourvu de sens ; celle qu’elle a refoulée correspondait seule au reste du rêve. On dire « Soyez correct, je vous prie » à quelqu’un qui a osé faire des suggestions inconvenantes, et a oublié de « fermer sa devanture ».
L’interprétation de Freud se trouve corroborer avec l’épisode de la marchande de légumes : un légume allongé, que l’on vend en bottes : « un légume noir, cela peut-il être autre chose que la confusion produite par le rêve, de l’asperge et du radis noir ? Je n’ai besoin d’interpréter l’asperge pour personne, mais l’autre légume paraît aussi une allusion à ce même thème sexuel que nous avons deviné depuis le début, quand nous voulions symboliser tout le récit par la phrase : la boucherie est fermée ».
Le phallus
Jacques Lacan revient longuement sur ce rêve lors de son séminaire sur « Les formations de l’inconscient« .
L’hystérique, dit-il, a besoin que soit marquée quelque part la place du désir comme tel. Mais contrairement à « La belle bouchère », il ne s’agit plus du désir en tant que désir de l’autre, mais « il s’agit du désir en tant qu’il est supporté par son signifiant, le signifiant phallus ».
Lacan explicite bien que le phallus n’est pas l’objet du désir, mais le signifiant du désir : « c’est le signifiant du désir en tant que le désir s’articule comme désir de l’Autre ».
Le deuxième rêve de l’analysante de Freud : « Son mari demande : « Ne faut-il pas faire accorder le piano ? ». Elle répond « Ce n’est pas la peine ».
En visite chez une amie la veille, alors qu’on l’engageait à enlever sa jaquette, elle s’y était refusé en disant « Ce n’est pas la peine« . Freud pense alors à la dernière séance, durant laquelle elle a brusquement porté la main à sa jaquette dont un bouton venait de s’ouvrir. « C’était comme si elle avait dit: « Je vous en prie, ne regardez pas de ce côté, ce n’est pas la peine », interprète Freud.
Lacan y décrypte « la position fondamentale de la femme par rapport à l’homme concernant le désir, à savoir que, là, derrière la chemisette, n’y allez surtout pas voir, parce que bien entendu il n’y a rien, il n’y a rien que le signifiant, justement ce qui n’est pas rien, le signifiant du désir ».
L’auto-analyse de Freud
Depuis ce jour de juillet 1895 où ce révéla à Freud le secret des rêves, à travers ce rêve de l’injection faite à Irma, il ne cessa de collecter et d’interpréter ses propres rêves. C’est ce que l’on retrouve dans la Traumdeutung, et notamment dans ce chapitre V. Freud est alors engagé dans un lien épistolaire ininterrompu avec Wilhem Fliess, à qui il fait part de ses propres interprétations.
Wilhem Fliess apparaît ainsi comme l’analyste, à son propre insu et de son plein grès, de Freud. Malgré sa retenue, ou sa pudeur, Freud se dévoile à travers ses propres rêves. C’est ainsi, que l’on peut reconstituer l’histoire névrotique de l’homme Freud, à l’exemple du livre de Didier Anzieu, « L’auto-analyse de Freud », paru aux éditions PUF en 1959 : « Mon travail a consisté à rapprocher les fragments d’un même rêve disséminés en des lieux différents de l’œuvre de Freud, à recouper le texte des rêves avec les récits d’événements anciens ou contemporains rapportés dans la correspondance ou mis à jour par les biographes ».
Dans tous les cas, l’analyse de ses propres rêves lui permet d’affirmer que « Le contenu manifeste de chaque rêve est lié aux événements récents, son contenu latent aux plus anciens événements de notre vie… L’accomplissement d’un désir peut en cacher d’autres, jusqu’à ce que, de proche en proche, on tombe sur un désir de la première enfance ».
Le complexe d’Œdipe, rêve de Freud
C’est à propos des rêves de la mort de personnes chères, accompagnés d’affects douloureux, que Freud introduit pour la première fois une référence à la tragédie de Sophocle, Œdipe Roi.
L’écriture de la Traumdeutung est intimement liée à l’histoire de l’homme Freud : « Pour moi, ce livre a une signification subjective que je n’ai saisie qu’une fois l’ouvrage terminé. J’ai compris qu’il était un morceau de mon auto-analyse, ma réaction à la mort de mon père, l’événement le plus important, la perte la plus déchirante d’une vie d’homme ». (Préface à la deuxième édition, 1908).
Dans le même temps, Freud se voit contraint de renoncer à la thèse d’une séduction paternelle réelle, traumatique, à l’origine des troubles de ses patientes hystériques.
Dans sa correspondance avec Fliess, il n’hésite pas à témoigner de cette nouvelle hypothèse théorique : « J’ai trouvé en moi, comme partout ailleurs, des sentiments d’amour envers ma mère et de jalousie envers mon père, sentiments qui sont, je pense, communs à tous les jeunes enfants… S’il en est bien ainsi, on comprend, en dépit de toutes les objections rationnelles qui s’opposent à l’hypothèse d’une inexorable fatalité, l’effet saisissant d’Oedipe Roi ». (Lettre à Fliess, 15 octobre 1897).
La référence au chef d’œuvre incontesté de Sophocle lui permet d’assurer l’universalité de l’Œdipe : « Œdipe qui tue son père et épouse sa mère ne fait que réaliser un des vœux de notre enfance… Nous nous épouvantons à la vue de celui qui a satisfait le souhait primitif de notre enfance, et notre épouvante a toute la force du refoulement qui, depuis lors, s’est exercé contre ces désirs. Le poète, en dévoilant la faute d’Œdipe, nous oblige à regarder en nous-même et à y reconnaître ces impulsions qui, bien que réprimées, existent toujours… Comme Œdipe, nous vivons inconscients des désirs qui blessent la morale et auxquels la nature nous contraint ».
Christian Colbeaux (18/04/2013)