
« Un enfant est battu » est écrit de Freud mars 1919, alors même qu’il rédigeait « Au-delà du principe du plaisir« , paru en 1920, et qui introduit la seconde topique : « Ça, Moi et Surmoi », en lieu est place de « Conscient, préconscient et inconscient » qui prévalait jusqu’alors.
Avec la seconde topique, il ne s’agit rien moins que de la refondation de la psychanalyse, à l’encontre de ses plus anciens compagnons qui laissaient libre court à leurs propres fantasmes dans leur interprétation de la théorie analytique : la notion de bisexualité fondamentale chez Fliess, celle de la protestation virile chez Adler –que Freud récuse fermement dans ce texte-, mais aussi on peut penser à Jung, dont il avait fait son héritier, mais dont il s’est séparé en 1913 pour dérive mystique.
Sigmund Freud, qui ne connu que « l’auto-psychanalyse » par l’intermédiaire de « L’interprétation des rêves » paru en 1900, entreprend, contre toute éthique contemporaine, d’analyser sa propre fille Anna en 1918, qui souffre d’anorexie. Or, il se fait, et ce n’est sans aucun doute pas un hasard, qu’une de ses premières contributions au corpus psychanalytique qui date de 1922 s’intitule « Fantasme d’être battue et rêverie« .
Pour autant, Freud, relie ce fantasme qu’il retrouve chez d’autres analysantes, à la « compulsion de répétition », qu’il a découvert chez les « névrosés de guerre », de celle de 14-18, et qui constitue le principe fondamental de la pulsion de mort, introduite, justement dans « Au-delà du principe du plaisir ». La remémoration, voire cauchemardesque de la situation traumatique, prend la valeur de tentative d’intégration dans le Moi, c’est-à-dire, depuis Lacan, d’intégration dans les réseaux signifiants du sujet.
« Un enfant est battu » est donc une tentative de mettre à jour la notion de fantasme à l’orée de la compulsion de répétition. Entre les lignes, la thèse freudienne est que tout fantasme est pervers, et qu’il s’origine de la perversité polymorphe de l’infans, décrite dans les « Trois essais sur la théorie sexuelle », qui date de 1905. Il s’agit d’un « trait primaire de perversion« , écrit Freud, c’est-à-dire qu’ « Une des composantes de la fonction sexuelle aurait devancé les autres dans le développement, se serait rendue précocement indépendante, se serait fixée et par là, se serait soustraite aux processus ultérieurs de développement, mais en donnant ainsi un témoignage de la constitution particulière et anormal de la personne ».
C’est que, le fantasme, originellement pervers, ne fait pas autant le pervers. Pour Freud, cette fixation infantile perverse peut connaître trois destins : le refoulement- chez l’hystérique, la formation réactionnelle- chez l’obsessionnel ou la sublimation- chez l’artiste. Et le passage à l’acte chez le sujet pervers, comme nous verrons prochainement.
Et Freud de rappeler « d’élever la voix en faveur du droit à l’enfance » (…) Celui qui néglige l’analyse de l’enfance doit nécessairement succomber aux erreurs les plus lourdes de conséquences ». C’est d’insister sur la dimension rétrospective de l’analyse, qui ne peut s’en tenir à l’actuel.
« Un enfant est battu » apparaît paradigmatique de tout fantasme. Il y a lieu, bien sûr, de s’interroger sur l’historicité de ce fantasme, qui semble daté d’un autre siècle –bien que l’on puisse encore aujourd’hui en retrouver quelques épures dans le discours de certains analysants. Et que l’on rencontre facilement dans le suivi des enfants les plus fustigés, démunis et exclus de l’éducation nationale.
Freud reconstruit le fantasme en trois étapes.
La première remémorée : « Mon père bat un enfant » : c’est pas moi, mon père, lui, il m’aime. Ce qui, pour sûr, ne peut qu’induire une certaine jouissance.
La seconde, inconsciente, qui ne peut être que révélé que dans le cadre d’une analyse : « Je suis battue par mon père ».
La troisième, qui advient en premier lieu dans le dire de l’analysante : « Un, ou des enfants sont battus ».
Que se soient toujours des fantasmes féminins, quelle que soit l’anatomie genrée de l’analysant, Freud l’explique ainsi : « leur masochisme coïncide avec une position féminine (…) Le fantasme de fustigation du garçon est dès le début un fantasme passif, effectivement issu de la position féminine par rapport au père. Dans les deux cas, le fantasme de fustigation dérive de la liaison incestueuse au père« . Question de phallus…
Pour autant, et Freud l’affirme à plusieurs reprises sous différentes formulations : « La perversion est l’héritage du complexe d’Œdipe ». Au même titre que la névrose : « En effet, on découvre assez fréquemment chez ces pervers qu’eux aussi, habituellement à l’époque de la puberté, ont formé un rudiment d’activité sexuelle normale. Mais il n’était pas assez fort, il a été abandonné aux premiers obstacles, qui ne manquent pas de se produire, et puis la personne est définitivement revenue à la fixation infantile ». Autrement dit, pour en revenir aux structures freudiennes, le névrosé est affligé par sa position œdipienne, le psychotique n’y a pas accès, et le pervers régresse à l’infantile.
La leçon de Freud, c’est que tout fantasme, consubstantiel à la vie libidinale de chacun, s’origine de la perversion polymorphe de l’infans : « Ce qui forme le noyau de l’inconscient psychique est l’héritage archaïque de l’être humain, et ce qui succombe au processus de refoulement c’est la part de cet héritage qui doit toujours être laissé de côté lors du progrès vers les stades ultérieurs de développement, parce qu’elle est inutilisable, incompatible avec la nouveauté, et nuisible à celle-ci. (…). Autrement dit, pour le névrosé, le fantasme infantile réside dans l’inconscient, même si bien sûr il dicte ses conduites à son insu ; pour le pervers, il s’actualise en acte en toute conscience, alors même que le psychotique n’y a pas accès hors épisode délirant. En cela, le fantasme est « un résidu du complexe d’Œdipe », c’est-à-dire, là où en est l’élaboration de Freud, « la force motrice principale de la formation du symptôme, et l’élément essentiel de son contenu ». Pour Lacan, « Le fantasme est le seul accès au réel du sujet ».
Lors de la séance du 16 janvier 1957 de son séminaire sur « La relation d’objet« , Lacan reprend les trois étapes du fantasme « Un enfant est battu » :
1/ Le sujet intervient comme tiers dans la scène à laquelle il assiste, un tiers auquel on s’adresserait intentionnellement, conformément à son désir d’être préféré par le père à l’autre enfant qui est battu : « Cette situation ternaire qui est instaurée dans le fantasme primitif porte en elle-même la marque de la même structure intersubjective qui constitue toute parole achevée ».
2/ La dualité de la scène, « Je suis battue par mon père », est teintée d’érotisme.
3/ Le sujet est spectateur d’une scène totalement désubjectivé, le « on » représente un substitut paternel.
Cette désubjectivation est paradigmatique du fantasme pervers, constitué de « signifiants à l’état pur, vidé de leur sujet, une sorte d’objectivation des signifiants de la situation comme telle« . Ainsi, le fétiche n’est que pur signe, substitut du pénis de la mère phallique, « lié par le sujet à une situation où l’enfant dans son observation s’est arrêté ». Par exemple, la chaussure comme fétiche, « fait fonction de substitut de ce qui n’est pas vu« . Pour autant, comme Freud, Lacan inscrit la perversion comme un des destins de l’Œdipe.
Lors de la séance du 12 février 1958 de son séminaire sur « Les formations de l’inconscient« , Lacan revient sur les trois étapes du fantasme.
- « C’est au niveau archaïque que se situe la signification de ce fantasme primitif : mon père ne l’aime pas, et c’est ce qui me fait plaisir ». Il s’agit du père avant l’Œdipe. Dès l’origine, c’est le caractère symbolique de la scène qui est érotisé.
- Le deuxième temps, qui doit être reconstruit dans l’analyse, est « lié à la relation de l’Œdipe comme telle : la relation privilégiée de la petite fille avec le père ». Il révèle « l’essence même du masochisme : comment ce quelque chose qui a servi à dénier l’amour, est-ce quelque chose même qui va servir à le signifier«
- Le troisième temps n’intervient qu’après la sortie de l’Œdipe. Il s’agit d’une « solution fantasmatique« , dans laquelle « le sujet est aboli sur le plan symbolique ». La fonction du fantasme terminal, est de « manifester un rapport essentiel du sujet au signifiant« .
Enfin, dans « La logique du fantasme », et notamment la séance du 21 juin 1967, Lacan épure le propos : « Le fantasme n’est qu’un arrangement de signifiant. (…) Un enfant est battu n’est rien d’autre qu’une articulation signifiante à ceci près que là-dessus vole, rien d’autre que ceci –mais impossible à éliminer- qui s’appelle le regard« .
Le névrosé trouve dans le fantasme, « le support pour parer à la carence de son désir dans le champ de l’Autre« . Pour le phobique, c’est un désir prévenu, redouté ; pour l’hystérique un désir insatisfait et pour l’obsessionnel un désir impossible. Le fantasme met en mots la pulsion, c’est « un montage grammatical : il n’y a pas d’autre façon de faire fonctionner la relation du sujet en tant qu’être au monde, qu’à en passer par cette structure grammaticale, qui n’est pas autre chose que l’essence du ça« .
Lacan écrit le fantasme S barré poinçon de petit a. Le sujet est barré, divisé en qu’il n’est qu’un effet du signifiant. L’objet petit a, c’est celui dont il se soutient dans l’assomption de son désir. Dans le cadre d' »Un enfant est battu« , l’objet, c’est le regard. Le fantasme, comme grammaire de la pulsion, organise l’ensemble de la réalité conçu par le sujet. C’est le filtre à travers lequel le sujet ex-siste au monde, et c’est bien pourquoi, le sujet en tant que Je de la parole, est paradoxalement exclu du fantasme.
Christian Colbeaux (17/03/2014)