Névrose, psychose… et perversion

Avec « Au-delà du principe de plaisir« , publié en 1920, Freud élabore la seconde topique, une nouvelle représentation de la vie psychique, qui reste compatible avec la première (Inconscient, préconscient, conscient) : Moi, Ça et Surmoi. Par la même occasion, il introduit la notion de pulsion de mort, considérée comme compulsion tendant à répéter une expérience pénible. Freud tire la leçon des névroses traumatiques générées par la guerre 14-18.

Freud accentue la démarche avec « Le Moi et le Ça », publié en 1923, « placé sous l’égide de Groddeck« [1]. Georg Groddeck se qualifiait lui-même d’ « analyste sauvage », volontiers provocateur et rétif aux institutions psychanalytiques. Groddeck emprunte à Nietzsche la notion de ça : « Je pense que l’homme est vécu par quelque chose d’inconnu. Il existe en lui un Ça, une sorte de phénomène qui préside à tout ce qu’il fait et à tout ce qui lui arrive… L’homme est vécu par le Ça« [2]. Les deux hommes échangent leurs points de vue par correspondance.

Freud publie « Le Moi et le Ça » quelques semaines après « Le livre du Ça » de Groddeck, ce qui bien entendu ne plût guère à ce dernier. D’autant que le Ça de Freud diffère assez de celui de Groddeck : « Freud n’admettait pas que nous soyons vécus par le Ça (…) Il croyait en des forces inhérentes à l’esprit humain, concentrées dans le moi, qui permettaient aux hommes d’exercer une certaine maîtrise, tout au moins partielle, sur eux-mêmes et sur le monde extérieur« [3].

Dès lors, Freud reconnaît que l’inconscient ne coïncide pas exactement avec le refoulé, car si tout refoulé est par définition inconscient, tout l’inconscient n’est pas pour autant refoulé : « Une partie du moi également, est certainement inconsciente (…) le Moi est la partie du ça qui a été modifiée sous l’influence directe du monde extérieur (…) Le moi représente ce que l’on peut nommer raison et bon sens, par opposition au ça qui a pour contenu les passions »[4].

Le moi se retrouve à la frontière entre trois « maîtres », la réalité extérieure, les pulsions du ça et les exigences du surmoi.

C’est dans ce contexte que Freud publie deux petites notes à propos de la psychose, « Névrose et psychose« , suivie trois semaines plus tard par « La perte de la réalité dans la névrose et la psychose« , censée corriger les erreurs de la première. Freud était ainsi en dialogue constant avec lui-même, une réflexion vivante, publique, telle que Lacan l’a renouvelée quelque temps plus tard.

Il s’agit en quelque sorte d’une suite psychopathologique à « Le moi et le ça« , livre dans lequel il énonce : « La névrose serait le résultat d’un conflit entre le moi et son ça, la psychose, elle, l’issue analogue d’un trouble équivalent dans les relations entre le moi et le monde extérieur. Sans doute n’a-t-on pas tort de rappeler que des solutions aussi simples doivent être accueillies avec méfiance« .

Il s’agit donc de vérifier cliniquement cette assertion.

Avant d’aller plus loin, il nous faut « traduire » la nosographie employée par Freud. Ce qu’il appelle névrose de transfert, c’est la névrose tout simplement, qu’elle soit d’angoisse, de conversion, phobique ou obsessionnelle : la libido est toujours déplacée sur des objets extérieurs, et l’affection est éminemment accessible au transfert.

Dans ce texte, la névrose narcissique, caractérisée par le repli de la libido sur le moi, désigne avant tout la mélancolie, et se distingue de la psychose, paranoïa et schizophrénie, qui se révèlent toutes deux des tentatives de restaurer un lien avec le monde extérieur.

Dans la névrose, le moi obéit au surmoi, qui lui-même procède des injonctions de la réalité extérieure : « Au service du surmoi et de la réalité, le moi entre en conflit avec (les motions pulsionnelles du) ça, et c’est ainsi que les choses se passent dans la névrose« .

Puis Freud prend l’exemple de l’Amentia, désignant à l’origine la déficience mentale congénitale, contrairement à la Dementia, qui désignerait la folie acquise. Freud l’emploie ici dans le sens de psychose hallucinatoire de désir, ce qui correspond quelque peu avec la bouffée délirante aiguë de la nosologie classique française.

Au passage, nous voyons bien comment la nosologie psychiatrique a toujours été mouvante, en constant remaniement, sans compter avec les nombreuses batailles idéologiques entre les différentes écoles nationales, principalement françaises et allemandes. Il faudra attendre Lacan, pour fixer les repères structuraux de la personnalité : névrose, psychose et perversion.

Dans l’Amentia, nous dit Freud, le moi refuse l’admission d’une nouvelle perception. Cliniquement, c’est ce que l’on observe aujourd’hui assez fréquemment à la suite de l’ingestion de produits dysleptiques comme l’ecstasy, le MDMA, le LSD, etc., qui peuvent provoquer ces bouffées délirantes aiguës, toujours suspectes néanmoins de psychose : ne psychote pas qui veut…

À ce moment du texte, une incidence de Freud n’échappera pas à Lacan : « Le monde intérieur lui-même, qui jusqu’alors, en qualité de copie du monde extérieur, représentait ce dernier ». Soit, en quelques mots, ce que Lacan élaborera topologiquement sous la forme de la bande de möbius :

L’intérieur se révèle en continuité constante avec l’extérieur. C’est aussi le logo de notre école.

Dans l’Amentia donc, l’investissement libidinal désinvesti et le moi, et le monde extérieur : « Le moi se crée autocratiquement un nouveau monde, extérieur et intérieur à la fois ; deux faits ne font aucun doute : ce nouveau monde est bâti suivant les désirs du ça, et le motif de cette rupture avec le monde extérieur, c’est que la réalité s’est refusée au désir d’une façon grave, apparue comme intolérable« .

Par ailleurs, toujours dans le domaine psychotique, si la schizophrénie, envisagée sur son versant hébéphrénique, signifie la perte de tout contact avec le monde extérieur ; le discours délirant apparaît aux yeux de Freud, depuis Schreber, comme une tentative de rapiécer une relation au monde dans laquelle s’est produite une faille, un trou, entre le moi et le monde extérieur.

En définitive, nous dit Freud, la psychopathologie s’origine toujours d’un échec de la fonction du moi : dans la névrose, d’un conflit entre le moi et le ça ; dans la mélancolie, d’un conflit entre le moi et le surmoi ; dans la psychose, d’un conflit entre le moi et le monde extérieur.

Et puis, Freud introduit une dernière réflexion, introduisant subrepticement la notion de perversion : « Il sera possible au moi d’éviter la rupture de tel ou tel côté en se déformant lui-même, en acceptant de faire amende de son unité, éventuellement en se crevassant ou en se morcelant. De la sorte on mettrait les inconséquences, les extravagances et les folies des hommes sous le même jour que leurs perversions sexuelles, dont l’adoption leur épargne bien des refoulements ».

Où l’on retrouve le triptyque :

  • le refoulement d’une motion pulsionnelle inacceptable issue du ça, pour la névrose et origine du symptôme ;
  • ce que Lacan nommera la forclusion, un signifiant non reconnu par le moi et qui exige une reconstruction délirante ;
  • le clivage pervers, qui permet de faire cohabiter différentes réalités, tout en échappant autant au refoulement qu’au délire.

Dans le second petit texte de Freud, « La perte de réalité dans la névrose et la psychose« , qui complète donc le premier, Freud note que de toutes les façons, dans la névrose comme dans la psychose, la réalité se trouve affectée : il n’est pas si simple de dire que le rapport à la réalité est conservé dans la névrose, et perdu dans la psychose. La fuite dans le symptôme névrotique constitue en effet en elle-même une grave altération du rapport à la réalité.

Névrose et psychose sont toutes deux l’expression « de la rébellion du ça contre le monde extérieur, et du déplaisir » qu’il impose. On y ajoutera la perversion, qui, elle, met le moi au service du ça, au prix d’un clivage, d’un morcellement de ce moi qui peut apparaître par moments tout à fait adapté à la réalité ; et à d’autres moments tout à fait déviant, satisfaisant la pulsion sans tenir compte de cette même réalité.

Freud détermine deux temps dans le processus psychopathologique :

  • Chez le névrotique, le refoulement de la pulsion inacceptable est premier, s’en suit un « processus de dédommagement du ça« , soit le retour du refoulé dans le symptôme : conversion somatique, phobie, angoisse, obsession, qui, toutes  perturbent assurément le rapport à la réalité.
  • Chez le psychotique, le décrochage entre le moi et la réalité est premier, constitutionnel en quelque sorte (d’un point de vue psychique), et la symptomatologie délirante répond à un « mécanisme de compensation« , en constituant « une néoréalité plus ou moins satisfaisante« .

La névrose est alloplastique, elle cherche à modifier fantastiquement la réalité ; la psychose est autoplastique, elle crée une nouvelle réalité, substitutive.

La perversion, elle, se caractérise structurellement par la coexistence clivée entre ces deux modalités d’être au monde.

Ce qui se distingue radicalement de ce que Freud nomme un « comportement normal ou sain« , c’est-à-dire non pas une coexistence clivée des deux mécanismes, mais leur complémentarité : « un comportement qui réunit certains traits des deux réactions, qui, comme dans la névrose, ne dénie pas la réalité, mais s’efforce ensuite, comme dans la psychose, de la modifier« .

Lacan reprendra ces deux textes lors de son séminaire sur les psychoses, notamment lors de la séance du 7 décembre 1955.

De quelle réalité s’agit-il, se demande-t-il d’abord : « La réalité qui est sacrifiée dans la névrose est une partie de la réalité psychique, nous entrons déjà dans une distinction très importante, réalité n’est pas synonyme de réalité extérieure« . À ce moment, Lacan ne s’est pas encore emparé de la représentation de la bande de Möbius, pourtant directement issue de sa conception du stade du miroir : la réalité psychique, et la réalité extérieure telle que le sujet la perçoit sont isomorphes, elles ne distinguent pas, d’autant moins que toutes deux sont de toutes les façons façonnées par le symbolique.

Ensuite, Lacan reprend la notion qu’avance Freud de monde fantasmatique : « un domaine qui jadis, lors de l’instauration du principe de réalité, a été séparé du monde extérieur réel (…) il représente le magasin où sont pris la matière ou les modèles pour la construction d’une nouvelle réalité » écrit Freud.

N’oublions pas que pour Freud, toute psychopathologie s’origine d’une étiologie commune, le non-accomplissement d’un désir infantile, définitivement inadapté. Autant dire, que personne n’y échappe.

Ce que Lacan indique alors, c’est que dans le cas de la névrose, ce refoulé réapparaît in loco, là où il a été refoulé, c’est-à-dire dans le symbolique : c’est là tout le sens du symptôme névrotique depuis Freud. Chez le psychotique, le refoulé fait retour in altéro, dans un imaginaire qui s’impose comme réalité.

C’est que dans la psychose, il y a eu structurellement une forclusion d’un signifiant primordial, d’un nom du père, qui fragilise tout l’édifice symbolique : « Dans la psychose c’est avec la réalité extérieure qu’il y a eu un moment trou et rupture, et que c’est le fantastique qui va être appelé à remplir la béance…. Dans la névrose, au second temps et pour autant que la réalité ne parvient pas à être pleinement ré articulée d’une façon symbolique dans le monde extérieur, il y aura cette fuite partielle de la réalité, qui prend ici une forme différente, qui prend la forme de ne pas pouvoir toujours affronter cette partie de la réalité, ce vide mène à cette réorganisation secrète de la réalité conservée…. Dans la psychose, c’est bel et bien la réalité qui est elle-même pourvue d’abord d’un trou qui est ensuite comblé par ce monde fantasmatique« .

                                                                 Christian Colbeaux (26/05/2014)


[1] Peter Gay, « Freud. Une vie », Hachette, 1991, p. 467

[2] Ibid, p. 471

[3] Ibid

[4] Freud à Arnold Zweig, 13 juin 1935, cité par Peter Gay, p. 473

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