
Le terme de résistance nous vient du latin « resistencia », dérivé du verbe « resistere » : « re- sistere » (élever). La résistance désigne la qualité par laquelle un corps résiste à l’action d’un autre corps. Freud va employer le mot de résistance dans l’acceptation scientifique du XIXème siècle, notamment l’électrodynamique : la résistance est un élément d’un circuit électrique qui s’oppose au passage d’un courant électrique. La recherche sur les neurones cérébraux, à laquelle Freud a participé, conçoit ainsi le fonctionnement cérébral à l’aune de l’électrodynamique.
Au sens figuré, la résistance consiste dans le fait de se faire prier longtemps avant de faire –ou de dire- quelque chose, et cette acceptation apparaît tout aussi intéressante dans le contexte analytique.
C’est en se confrontant à la résistance des patientes hystériques que Freud invente la psychanalyse.
Freud rencontre le Dr Joseph Breuer, de 14 ans son aîné, dans le laboratoire de physiologie d’Ernst Brücke, en 1878.
Deux ans plus tard, en 1880, alors que Freud rédige sa thèse de doctorat en médecine, Breuer, l’un des médecins les plus en vue à Vienne, est appelé au chevet de Berthe Pappenheim, âgée de 21 ans, pour une toux nerveuse très douloureuse. C’était une jeune fille brillante et séduisante de la bonne bourgeoisie viennoise.
Elle était en fait malade depuis deux ans, présentant un tableau clinique très disparate, associant paralysies et anesthésies variables, qui ne correspondent pas aux trajets nerveux ; une hydrophobie ; et des états de confusion pendant lesquels elle pouvait se montrer très excitée et insupportable ; alors même qu’il s’agissait habituellement d’une jeune fille calme et sereine. D’autre part, elle ne s’exprimait plus qu’en anglais, et avait perdu l’usage de sa langue maternelle allemande, ce qui là encore ne relève pas d’un quelconque cas d’aphasie.
En ces temps de fondation de la neurologie moderne, il s’agissait avant tout de distinguer les troubles hystériques des lésions organiques. À l’exemple de Babinski, la plupart des neurologues considérait l’hystérique comme une simulatrice, ne nécessitant pas de prise en charge médicale.
À l’encontre de cette opinion, Breuer adopte une attitude bienveillante et rend visite quasi quotidiennement à sa jeune malade.
Breuer acquiert la confiance de Berthe Pappenheim qui prend l’habitude de lui raconter tous les désagréments de sa journée. Elle ne tarde pas à s’apercevoir que ces entretiens lui procurent un soulagement momentané : ce qu’elle nommera « talking cure », ou « chimney sweeping », soit ramonage de cheminée.
Lorsque la souffrance s’avérait trop importante, Breuer lui demandait de se laisser parler spontanément sous hypnose, puis il lui restituait ce qu’il avait entendu : c’est ainsi que Breuer invente la méthode cathartique, permettant la décharge d’émotions échappant à la conscience.
À cette époque, Berthe Pappenheim soignait son père atteint d’une maladie grave, alors même que sa mère était absente. Elle était ainsi partagée entre son désir de vivre sa vie de jeune fille de la bonne société viennoise, et son devoir de veiller son père en l’absence de sa mère. On peut aussi penser aujourd’hui, qu’ainsi elle accomplissait un fantasme oedipien par trop jouissif !
Un jour, Berthe entreprend de raconter, sous hypnose, l’histoire dans ses moindres détails de l’apparition de l’hydrophobie : un jour, elle avait vu sa dame de compagnie anglaise, qu’elle n’aimait pas, faire boire son petit chien, « une sale bête », dans un verre. Le symptôme disparut.
L’état de santé de Berthe Pappenheim s’améliora ainsi progressivement, jusqu’à ce qu’ un jour de 1882, pressé par la jalousie de son épouse, Breuer lui signifie la fin du traitement. Il est rappelé en urgence le soir même : sa patiente présente un tableau de grandes douleurs et de confusion psychique, dans lequel Breuer reconnaît le pseudocyesis, une grossesse nerveuse. Effrayé, Breuer rompt définitivement et part pour un second voyage de noces avec son épouse.
Berthe Pappenheim fit par la suite de longs séjours en sanatoriums, fonda un orphelinat et elle est considérée comme l’une des premières assistantes sociales.
Fin 1882, Breuer raconte sa mésaventure à Freud, qui le rassure quant à l’inclinaison amoureuse que peut prendre la relation d’un thérapeute avec sa patiente : cela lui était déjà arrivé. Malgré les réticences de Breuer, ils rédigent tous deux un article sur le cas de Berthe Pappenheim, que Freud rapporta à Charcot lors de son séjour entre 1885 et 1886. Charcot n’en eu cure.
Charcot est alors le chef de file de l’école de la Salpêtrière. Il pratique l’hypnose, non dans une visée thérapeutique, mais dans une perspective expérimentale afin de démontrer que si les paralysies hystériques ne sont pas déterminées par des lésions organiques, elles relèvent de ce qu’il appelle une lésion dynamique fonctionnelle –psychologique dira Janet, susceptible d’être reproduite sous hypnose. Moyennant quoi, il réhabilite l’authenticité de la maladie hystérique, qui n’est pas simulation, mais dissociation de la conscience à la suite d’un choc traumatique dont le souvenir échappe à la conscience et induit les symptômes. Et, d’autre part, et non des moindres, il ne fait pas de l’hystérie l’apanage de la gent féminine. Impressionné par Charcot, Freud alors âgé de 29 ans entreprend de traduire ses écrits en allemand de retour à Vienne.
En 1889, Freud rend visite à Bernheim, chef de file de l’école de Nancy, qui s’oppose à Charcot dans ce sens où il assimile l’hypnose à la suggestion, et propose de l’utiliser comme thérapeutique. La même année, Janet, qui a pris la succession de Charcot, publie « L’automatisme psychologique », ouvrage dans lequel il indique que l’on peut faire remonter les symptômes hystériques à des impressions vécues, et les supprimer par leur reproduction hypnotique.
C’est dans ce contexte que Freud travaille avec Breuer, et expérimente la méthode cathartique avec ses patientes. Le cas de Berthe Pappenheim permet ainsi quelques avancées théoriques :
- Il existe un lien de cause à effet entre un conflit psychique chargé d’émotions, et soustrait à la conscience ; et le symptôme hystérique.
- Il y a quelque chose d’insu du sujet qui cause le symptôme, une chaîne de souvenirs traumatiques analogues au traumatisme initial, dont la remémoration provoque un effet curatif.
- La relation thérapeutique demande une adhésion totale du patient.
Breuer et Freud reprennent donc leur premier écrit sur Berthe Pappenheim, et malgré les réticences de Breuer qui redoutait pour sa réputation, tous deux publient en 1895 les « Études sur l’hystérie », le cas de Berthe Pappenheim appelée Anna O. ouvrant l’ouvrage. Le livre reçut un accueil très critique à Vienne, et peu à peu, Breuer s’éloigna de Freud, qui, lui, débutait une longue histoire d’amitié scientifique avec Fliess (mais c’est une autre histoire).
Freud, de son propre aveu, était un piètre hypnotiseur. Il préférait laissait parler ses patients sans hypnose : « Je perdis bientôt l’habitude de pratiquer (…) l’hypnose, car celle-ci, dans un grand nombre de cas, provoquait chez les malades de la résistance et altérait la confiance dont je ne pouvais me passer pendant ce travail psychique si important »[1]
Après sa visite chez Bernheim, il assimila la suggestion à sa pratique : lorsque le patient s’arrête de parler, Freud lui pose la main sur le front, et lui affirme que, lorsqu’il ôtera sa main, le souvenir recherché surgira alors.
Freud en conclut : « Ce qu’on dit avoir oublié n’est pas perdu, c’est même à la disposition du malade, mais une force quelconque l’empêche de devenir conscient (…) On pouvait admettre avec certitude l’existence de cette force, car on sentait un effort qui lui correspondait, lorsqu’on tentait, en s’opposant à elle, d’introduire les souvenirs inconscients dans la pensée du malade. On pouvait ressentir la force qui maintenait l’état morbide sous forme de résistance du malade ».
C’est là l’hypothèse majeure de la psychanalyse : ce qu’on dit avoir oublié n’est pas perdu, c’est même à la disposition du malade, mais une force l’empêche de devenir conscient.
Freud est formel, dès les premières pages des « Études sur l’hystérie » : « c’est de réminiscences surtout que souffre l’hystérique ». Des événements, souvent vécus dans la plus tendre enfance, prennent une valeur traumatique lorsque le sujet ne peut y réagir, par une décharge émotionnelle par exemple ; ou que le sujet ne peut l’assimiler par manque de maturité psychique ou par incompatibilité avec son éthique.
Cet événement traumatique est maintenu sous les dessous, hors de la conscience, par la force du refoulement. Pour autant, ce traumatisme reste actif à travers le symptôme auquel il est rattaché par « un lien symbolique (…) un lien semblable à ceux que tout individu normal peut former dans le rêve ».
La méthode cathartique qu’exposent Freud et Breuer dans les « Études » consiste à remonter par la chaîne des associations verbales jusqu’au traumatisme primitif : « A notre très grande surprise, nous découvrîmes, en effet, que chacun des symptômes hystériques disparaissaient immédiatement et sans retour quand on réussissait à mettre en pleine lumière le souvenir de l’incident déclenchant, à éveiller l’affect lié à ce dernier et quand, ensuite, le malade décrivait ce qui était arrivé de façon fort détaillée et en donnant à son émotion une expression verbale ».
La résistance est étroitement corrélée au refoulement qui maintient la représentation rejetée hors du conscient. La résistance, qui s’observe et s’objective cliniquement, est l’effet du refoulement, qui lui, ne s’observe ni ne s’éprouve : « J’appelai refoulement le processus dont je faisais l’hypothèse et le considérais comme démontré du fait de l’existence indéniable de la résistance ».
Le refoulement est une hypothèse freudienne, un concept théorique. La résistance, au contraire, s’entend dans les dires du patient, dans les lacunes ou les arrêts de son discours, ou lorsqu’il tourne autour de ce que l’analyste pressent comme crucial : c’est là la place de l’interprétation, qui tente de relier ce qui est effectivement dit avec ce qui es tu.
Un autre aspect singulier de la résistance, c’est qu’elle surgit au cœur du colloque singulier entre le patient et son thérapeute. Freud se rend bien compte qu’il est à la fois l’observateur et le déclencheur de la résistance, notamment lorsqu’il insiste.
En abandonnant l’hypnose, puis la suggestion, Freud permet au patient de s’apercevoir que la résistance ne l’oppose pas au thérapeute, mais qu’en fait il résiste contre ses propres pensées. Il découvre que l’origine du symptôme est en lui, le conflit est intrapsychique et non provoqué par l’extérieur.
Enfin, la force de la résistance apparaît directement proportionnelle à la force du refoulement qui s’est produit lors du rejet de la représentation inacceptable : aucune usure dans le temps, ni perte d’intensité. L’inconscient ne connaît pas le temps.
Christian Colbeaux (20/10/14)
[1] Les citations proviennent toute des « Études sur l’hystérie », Sigmund Freud & Joseph Breuer, PUF, 1985