Soignants : c’est ça, se réinventer ?

Source : Libé, 15/05/20

On allait voir ce qu’on allait avoir. Macron avait promis pas moins que de se réinventer. Il avait expliqué que le «monde d’après» n’aurait rien à voir avec celui d’avant. Que rien n’était tabou. Il avait même évoqué les «jours heureux» qui reviendraient, et tous ceux qui savent à quoi font référence ces mots s’étaient interrogés. Il ne va pas oser quand même ? En guise de réinvention, on a droit une énième fois à Sibeth Ndiaye, sorte de mètre étalon du mensonge décomplexé, annonçant qu’une médaille de l’engagement face à l’épidémie serait attribuée «à tous les Français qui auront été en première ligne». Une médaille ? Une fucking médaille ? Une prime aux hospitaliers, une incitation des salariés à leur refiler leurs RTT, une médaille, un Chocapic, une branlette et dodo ? C’est ça, la réinvention, Président ? On se croirait pendant la Première Guerre mondiale. Nous, les soignants, la piétaille, nous nous sommes retrouvés au front sans armes, sans protections, soumis aux directives ubuesques, aux injonctions contradictoires de nos chefs. Beaucoup d’entre nous ont été contaminés, tous ont souffert, certains sont morts. Je le répète, ce ne sont pas des héros, pas des martyrs. Ce serait trop commode pour vous. Les héros, on leur file une médaille, une prime, ils saluent et retournent à l’anonymat. Les martyrs, on leur file une médaille à titre posthume, on checke avec le coude leur veuve éplorée, leurs enfants, et on les renvoie à leur infini chagrin. Et normalement, ça se passe bien. Loin à l’arrière, n’ayant rien su de ce qui se passait au front, impatient de reprendre le cours d’une vie normale, le peuple en liesse applaudit, puis oublie.

Mais pas cette fois. Parce qu’une grande majorité d’entre nous ont réalisé quelque chose pour la première fois de leur vie : nous n’avons pas eu besoin de vous. On a fait sans vous. Moi, soignant, j’ai fait sans vous. Pourtant, la chose politique ne me dégoûte pas, je vote aux élections, je respecte les institutions. Je ne nique même pas la police, c’est dire. Enfin, quand c’est la police, pas la milice de votre préfet qui ment. J’ai fait sans vous. Je me suis tourné vers les élus locaux, qui ont répondu présent. J’ai été aidé par des feignasses de fonctionnaires. J’ai été approvisionné en masques, en surblouses, en gel par mes patients, mais aussi par des gens qui ne me devaient rien. Et, ensemble, nous avons réalisé que nous pouvions faire France. Que nous partagions une communauté de destin et que, c’est ballot, vous n’en faisiez pas partie. Parce que normalement, dans un cas comme ça, le peuple devrait se tourner vers le gouvernement, y trouver des directives claires, des informations honnêtes, comprendre la stratégie proposée. Nous avons eu droit à un flux d’injonctions contraires, à une marée de mensonges destinés, en vain, à couvrir vos erreurs politiques. Rien. Vous n’avez apporté que la confusion. Je n’ai pas vraiment de conseil à vous donner, sinon celui de l’humilité et de la prudence. Je ne sais pas qui a pensé amadouer les indigènes avec de la verroterie, mais une mutation à l’ARS de Saint-Pierre-et-Miquelon me semblerait un excellent plan de carrière. Le monde d’avant essaie de reprendre ses marques comme si rien ne s’était passé. Les mêmes médecins de plateau ridicules viennent, après un mea culpa vite torché, nous resservir leur incompétence en prime-time, en espérant que ça passe. Les mêmes seconds couteaux de la politique se frottent les mains en espérant que les affaires reprennent. Ouvrez les yeux, il est encore temps. On ne veut pas vos médailles, de vos primes, on ne veut pas deux-trois modifications de façade et le retour aux commandes des mêmes incompétents. La situation dans le pays a été quasi insurrectionnelle pendant des mois, pendant lesquels au lieu d’acheter des protections pour le peuple et les soignants, vous avez stocké des armes de guerre. N’espérez pas nous amadouer avec des verroteries. Je finirai avec Game of Thrones, qui dit beaucoup sur la quête du pouvoir. C’est l’histoire d’un jeune homme imbu de lui-même qui veut être roi. Pour cela il est prêt à vendre sa propre sœur pour prendre le contrôle d’une tribu de guerriers à moitié nus qu’il méprise. Mais un jour, il va trop loin, et ces gens, «qui ne sont rien», prennent les médailles dorées dont il les a affublés, les jettent dans un chaudron pour les faire fondre et…. Pardonnez-moi, je ne voudrais pas vous divulgâcher la suite. Disons que selon les mots d’un autre personnage de la série, Ramsay Bolton, «si vous pensez que ceci va avoir une fin heureuse, vous n’avez pas suivi les événements de près».Christian Lehmann médecin et écrivain

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