
Note de lecture de Jean-Pierre Lebrun
La biographie de Sandor Ferenczi par Benoît Peeters est particulièrement bienvenue en ces temps difficiles car, c’est loin d’être seulement un travail bien documenté sur le psychanalyste hongrois, très longtemps proche et même intime de Freud, auteur de Thalassa et d’un célèbre Journal clinique posthume. C’est plutôt à un parcours des “chemins de désir” – les architectes appellent ainsi les sentiers qui se forment progressivement sous les pas des marcheurs, des animaux ou des cyclistes, à côté des infrastructures prévues pour eux ; la plupart du temps, on les voit à peine – de celui qui a été appelé “l’enfant terrible de la psychanalyse” que nous convie l’auteur grâce à son talent de conteur.
Enfant terrible, autrement dit, certes, toujours enfant – “Je n’ai donc jamais été adulte”, écrit-il dans les dernières pages de son Journal – mais enfant terrible parce que rien de la pratique de la cure, de ses avatars, de ses impasses ou de ses avancées, n’échappait à sa vigilance et à ses préoccupations. L’actualité de son travail à cet égard est évidente et c’est bien ce que l’ouvrage de Benoît Peeters nous fait arpenter, ce qu’il résume d’ailleurs très bien en mettant en exergue de son livre la formule de Lou Andréas Salomé : “Le temps de Ferenczi doit venir”. Disons-le d’emblée : celui que Freud appelait son “paladin” et “grand vizir secret” est manifestement aujourd’hui des nôtres et rien que cela méritait bien qu’on reprenne son parcours.
Nous devons en effet à Ferenczi des avancées déterminantes et toujours d’actualité: ainsi, l’attention qu’il portait au “tact”, autre nom pour l’empathie, son invention du concept de “névrose de guerre” qu’il introduit dès 1916, sa conception de l’introjection, son appréhension de ce que devait être la fin de la cure, du traumatisme, de la confusion des langues, sa vigilance à la dimension thérapeutique du travail psychanalytique … j’en passe, et des plus importantes.
Mais bien au-delà de toutes ces avancées qu’il reprend judicieusement dans son ouvrage, Peeters, nous fait bien entendre au moins trois aspects particulièrement déterminants qui ont jalonné l’oeuvre de pionnier de Ferenczi : ce que recouvre effectivement le milieu psychanalytique, le conflit plus que jamais actuel entre le dogme et l’innovation et la permanence des interrogations sur les objectifs de la cure.
D’abord, la biographie de Peeters nous relate sans hypocrisie, avec rigueur mais aussi bienvaillance, à quel point le milieu psychanalytique a aussitôt été truffé, voire même envahi par les mouvements de la libido comme il s’en retrouve certes dans toutes les familles mais ici, avec une acuité particulièrement marquée.
Ce qui est en effet très perceptible à la lecture de son ouvrage, c’est comment, en deçà des conflits éminemment importants de doctrine, ce sont surtout les relations passionnelles entre les interlocuteurs qui ont fait la trame des échanges entre les premiers psychanalystes. Comme si le fait de s’approcher aussi près de ce qui fait le coeur de la psyche ne pouvait la plupart du temps qu’aller de pair avec le risque d’un comportement qu’il faut bien souvent qualifier d’éléphant dans le magasin de porcelaine.
Ce qui soutient tous ces premiers explorateurs de l’inconscient et du bien fondé des concepts psychanalytiques, c’est la passion, autrement dit c’est leur libido qui est à l’oeuvre avec son cortège d’excès, de mélanges détonnants et de relations affectives sans ménagements. Depuis le gâchis des relations de Sandor avec sa compagne Gisella qu’il épousera en 1919, jusqu’à sa liaison avec la fille aînée de celle-ci, Elma… et leurs analyses croisées, ses débats lors des voyages avec Freud et Jung aux Etats-Unis, et puis avec Freud seul en Sicile, en passant par le bouillonnement des affects autour des premiers congrès pour organiser la transmission internationale de la discipline qui vient d’éclore, tout cela est affaire de préférences, d’amitiés, de haine et d’amour, de rapprochements privilégiés, d’éloignements jusqu’à la rupture, mais aussi de jalousies, de rivalités qui tissent autant que la guerre des concepts, le quotidien des premiers disciples de Freud.
Ceci n’a pas qu’un intérêt historique, car il permet bien plutôt d’entendre que, si l’on voulait regarder les choses en face, c’est toujours et encore de cela qu’il s’agit aujourd’hui. Ceci ne discrédite nullement les théories psychanalytiques, mais cela les relativise, tant elles ne sont d’abord que les résultats de tous ces soubresauts d’affects. Cela permet ensuite de prendre acte de ce que la théorie est l’actualisation à l’oeuvre de cette proximité, en même temps que prise de distance qui s’impose à l’égard des volcans pulsionnels d’un chacun.
Un deuxième trait bien rendu dans l’ouvrage, c’est la dualité présente tout au long de l’oeuvre de Ferenczi : le dogme contre la singularité ou/et l’inverse. Le rapport tumultueux de Ferenczi avec Freud reste marqué par celui du fils qui se veut le préféré de celui qui est et reste irréductiblement le père. Mais s’ensuit la nécessité pour le premier de faire émerger sa singularité et pour le second de “ne pas risquer son autorité” en confortant sa propre manière de penser. Ce face à face, ce duel est au coeur de leur relation et ceci est travaillé par les deux protagonistes à ciel ouvert, autre façon de témoigner de ce à quoi la psychanalyse a rendu éminemment sensible : la prégnance des premières relations dans la vie de l’enfant.
On peut d’ailleurs penser que Sandor n’a jamais vraiment pu prendre son envol tant il restait fixé à ses premières façons de vivre sa libido : sa relation avec Gisella ainsi qu’avec sa fille Elma correspondant bien à ce que Françoise Héritier a identifié comme inceste du second type.
Et c’est là que se révèle un troisième trait – sans doute le plus important – que le livre de Peeters fait bien entendre : Ferenczi voulait que la psychanalyse n’abandonne rien de sa prétention thérapeutique. Une chose est claire, écrit l’auteur : La “passion de guérir” est bien plus forte chez Ferenczi que chez Freud. C’est entre eux une différence fondamentale. Le premier s’est d’ailleurs défini comme un “incorrigible thérapeute”; il voulait, contrairement à Freud, rester médecin sans rien nier de la pertinence des concepts freudiens. Il voulait “mettre le savoir acquis par la psychanalyse totalement au service du traitement en provoquant directement les expériences vécues adéquates” Et il ajoutait : “ce savoir réside essentiellement dans la conviction de l’importance universelle de certains ressentis précoces fondamentaux (par exemple le complexe d’Oedipe) dont l’effet traumatique est ramené dans l’analyse et sous l’influence de l’expérience pour la première fois consciemment éprouvée dans la situation analytique”.
Ainsi, avec Ferenczi, on se trouve au coeur de la question de la valence thérapeutique de la cure, tout cela étant d’une actualité vivante, car faisant que redupliquer l’opposition entre loi du père et amour de la mère. Ainsi que l’écrit Benoît Peeters, “Là où Freud cherche à remettre de la loi, Ferenczi veut d’abord proposer une expérience réparatrice, restaurant la possibilité de la confiance et de l’amour”. Comme aujourd’hui, la loi du père est devenue obsolète, c’est via le maternel qu’il convient d’atteindre la Loi.
Et c’est bien là que l’on retrouve la singularité de Ferenczi : entièrement pris dans son attente d’être reconnu comme fils par Freud, il déploiera tous ses efforts pour aboutir à ses fins sans même s’apercevoir que ce faisant, ce n’était pas tant du père qu’il attendait la reconnaissance que de celle qui venait avant ce dernier, la mère.
Pourtant la chose était dite, elle était audible à travers ses propres mots : amené à être médecin militaire dans une ville de garnison appelée Papa, il écrira plus tard à Groddeck : “J’étais donc là, pendant tout le temps, en sécurité dans le ventre paternel”.
Parler du père comme d’un ventre ne peut que donner à penser. Et comme l’écrit très bien Moustapha Safouan à propos de Ferenczi, “ce dernier estimait que l’essentiel de l’intervention analytique ne consiste ni dans la constatation de l’Oedipe, ni dans sa simple répétition, mais dans l’acte de détacher la libido infantile de sa fixation à ses tous premiers objets”.
La pertinence de l’oeuvre de Ferenczi se lit alors autrement : face au dogme freudien, le paladin veut faire entendre dans la théorie les détours dans lesquels il est emprisonné. Son travail d’élaboration conceptuelle est porté par l’ambition de faire entendre l’incestuel à l’oeuvre dans les cures. Ce qui ne lui permet pas de quitter son état d’enfant fût-il terrible, c’est son incapacité propre de se déprendre du maternel, en l’occurence son incapacité de choisir entre la mère et la fille.
C’est néanmoins au travers de ce matériel-là qu’il a fait avancer la théorie et la pratique psychanalytique, donnant bien à entendre qu’en ce domaine, il s’agit toujours de travailler suffisamment ses propres questions pour qu’elles puissent donner accès à ce qu’il y a d’universel dans chaque situation clinique.
Peeters rapporte ce qu’un de ses amis de jeunesse, Dezsö Kosztolany, écrivait de Sandor : ”Il y avait en Frenczi une inquiétude, une sorte de curiosité enfantine, d’intérêt avide. (…) Il jouait à des jeux de société, il s’intéressait à la linguistique, au théâtre, aux boutades, aux ragots, à tout ce qui est humain. (…) S’il était spécialiste, c’est de la vie qu’il l’était.
Raison suffisante pour remettre à l’ordre du jour celui que Lacan qualifiait de “plus authentique interrogateur de sa responsabilité de thérapeute”.
Jean-Pierre Lebrun