
Nous sommes en 1899, Freud a 43 ans, et depuis Anna O., il s’intéressait plus particulièrement à la maladie hystérique, qui lui fournissait une clientèle aisée provenant de la bourgeoisie juive viennoise particulièrement pudibonde. Les Études sur l’hystérie ont été publiées en 1895 avec Josef Breuer.
Peu de temps après le décès de son père en 1896, Freud entreprend son « auto-analyse », principalement à partir de ses propres rêves. Brouillé avec Breuer, Freud a un nouveau « mentor », avec qui il entretient une correspondance intense. Wilhem Fliess est un oto-rhino allemand installé à Berlin. Il s’intéresse particulièrement aux liens entre le nez et les organes génitaux, et suggéra a Freud le polymorphisme de la sexualité infantile, ce qui provoquera leur rupture en 1906. Quoi qu’il en soit, Wilhem Fliess est considéré, à son insu de son plein grès, comme l’analyste de Freud.
Fort de cette aventure intime, Freud s’apprête à publier en janvier 1900 son grand livre, L’interprétation des rêves. C’est pourquoi, ce Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) c’est d’abord appelé Rêves et hystérie. Freud l’écrit dans l’avant propos, il s’agit de corroborer mes assertions de 1895 et 1896 sur la pathogénie des symptômes hystériques et des processus psychiques de l’hystérie. Soit, l’hystérie (a) sa source dans l’intimité de la vie psychique sexuelle des malades, et les symptômes hystériques (sont) l’expression de leurs désirs refoulés les plus secrets. Il s’agit donc d’obtenir leurs aveux, même si Freud précise que la technique psychanalytique a subi une transformation radicale. (…) Je laisse maintenant au malade lui-même le soin de choisir le thème du travail journalier et prends par conséquent chaque fois pour point de départ la surface que son inconscient offre à son attention.
C’est pourquoi, tout à sa préoccupation pour la confirmation de sa théorie sexuelle sur l’étiologie des névroses et son déchiffrement par les rêves, Freud reconnaît, mais un peu tard (en 1923), que la partie la plus difficile du travail technique n’a pu être abordée chez cette malade, le facteur du transfert, dont il est question à la fin de l’observation, n’ayant pas été effleuré pendant ce court traitement. Ceci est à mettre à l’honneur de Freud, chercheur scientifique, qui n’hésite pas à souligner ses erreurs afin de nous en prévenir : à trop vouloir coller la théorie à la clinique, on échoue sur l’essentiel, le relationnel c’est-à-dire le transfert.
D’autant que la théorie, et de surcroît la théorie psychanalytique, comme toute théorie scientifique, n’est pas figée, elle ne cesse d’évoluer car étroitement liée aux conditions sociétales des processus de subjectivassions du moment présent.
Ainsi Freud, en cette fin du XIXème siècle, peine à envisager l’homosexualité de Dora, là où l’analyste du XXIème siècle aurait tendance à en voir partout !
Revenons à Dora, et à l’histoire que nous raconte Freud dans un style assez littéraire. C’est un vrai vaudeville, et, outre une multitude d’articles et de livres psychanalytiques, l’histoire de Dora a fait le sujet d’une pièce de théâtre et de plusieurs romans. C’est une histoire de trios, entre Dora et ses parents ; Dora et M. & Mme K. ; Dora, son père et Mme K. ; Dora, son père et M. K, etc.
Remarquons que Dora, étymologiquement, signifie cadeaux en Grec ; et c’est aussi le prénom de la femme de Fliess.
Dora, c’est Ida Bauer, âgée de 18 ans, une jeune fille florissante, aux traits intelligents et agréables, dixit Freud, pour qui elle était atteinte d’une petite hystérie, avec symptômes somatiques et psychiques les plus banaux.
Son père, Philippe Bauer (qui signifie fermier en allemand), était borgne. Il avait contracté la syphilis dans sa jeunesse, puis la tuberculose en 1888. C’est ainsi qu’il s’installa avec sa famille quelques années à Merano, une station thermale réputée au Nord-Est de l’Italie. C’est là qu’il fit la rencontre du couple K. Freud le décrit comme un homme d’une grande activité et d’un talent peu commun, grand industriel, jouissant d’une très belle situation matérielle. Revenu à Vienne et habitant la même rue, il consulta Freud en 1994 pour un accès syphilitique pour lequel Freud entreprit un traitement énergique.
Son épouse, Katharina dite Käthe, une juive peu instruite et surtout inintelligente, était de 9 ans sa cadette. Atteinte de douleurs abdominales et de constipation, cette femme s’avérait peu encline à materner ses enfants et à assumer sa vie conjugale. Elle présentait surtout une réelle obsession pour le ménage, que Freud nomme psychose ménagère.
Otto Bauer, le frère de 14 mois son aîné, se tient à l’écart du théâtre familial. Il devint secrétaire du Parti Socialiste Démocrate de 1907 à 1914, et Ministre des Affaires Étrangères de la 1ère République autrichienne.
M. K., c’est Hans Zellenka, un homme d’affaires un peu moins fortuné que le père Bauer. Sa femme Giuseppina, dite Peppina, est une belle italienne qui souffre de quelques troubles hystériques. Elle devint la maîtresse de Philippe Bauer en 1892, lorsqu’elle le soigna pour un décollement de rétine qui nécessita une cure d’obscurité.
Dora s’occupa des 2 jeunes enfants du couple, et devint la confidente de Peppina, dont elle faisait l’éloge de la blancheur ravissante de son corps.
Freud décrit l’enfance de Dora en 2 parties : d’abord « garçon » au comportement masturbatoire, alors que de sa chambre voisine de celle des parents, elle entendait leurs rares ébats sexuels ; puis fille asthmatique lors de la tuberculose de son père.
Adolescente, Dora subit la cour intense de Hans, les cadeaux mais aussi les assauts. Le premier traumatisme a lieu dans le magasin de Hans à Merano, alors qu’il a donné congé à son personnel : il la presse contre lui et l’embrasse sur la bouche. Dora s’enfuie et en éprouve un dégoût intense. Tout à son désir d’intégrer les dires de Dora dans son schéma pré-établi, Freud considère alors : Je tiens sans hésiter pour hystérique toute personne chez laquelle une occasion d’excitation sexuelle provoque surtout ou exclusivement du dégoût, mécanisme qu’il nomme interversion de l’affect. Patrick Mahony, universitaire et psychanalyste canadien, écrit à se propos : Philippe a livré sa fille à Hans en la troquant contre la femme de son ami[1].
Le 2ème traumatisme a lieu à l’âge de 15 ans, c’est la scène du lac, Hans se fait pressant et déclare : vous savez que ma femme n’est rien pour moi. Ce qui déclenche l’ire de Dora qui le gifle aussitôt et s’éloigne.
Par la suite, Dora ne cessera de dénoncer l’idylle entre son père et Peppina, ainsi que la cour assidue de Hans à son égard. Les 2 hommes s’accordent pour considérer ces accusations comme troubles psychologiques, et c’est ainsi que Dora se retrouve à 18 ans sur le divan de Freud sur l’ordre formel de son père.
Je ne reviens pas sur le récit minutieux de l’analyse de Dora que rapporte Freud, le plus long compte-rendu d’analyse d’une hystérie qu’il ait écrit. Il est riche d’enseignements en ce qui concerne les prémisses de la technique psychanalytique, mais aussi son dévoiement par l’aveuglement de Freud. Bien qu’il entende les récriminations de Dora à l’égard de ces 2 hommes qui la réduisent à un objet d’échange (un cadeau), Freud reste aveuglé par son obstination à plaquer ses découvertes récentes sur le récit de son analysante, ainsi que par ses préjugés de mâle blanc misogyne et phallocrate. Ainsi, il ne comprend pas pourquoi Dora ne cède pas aux avances de Hans, et il ne reconnaît que bien plus tard, en 1923, que son absence d’empathie et de neutralité, c’est-à-dire la non prise en compte du transfert, ne lui permet pas d’envisager l’homosexualité de Dora.
On retrouve ici la vacuité et l’indigence de nombreux autoproclamés psychothérapeutes, plaquant sur le récit de leurs patients quelques bribes théoriques transmises par l’Université, et d’autant plus inaptes au transfert, en ne les recevant bien souvent que mensuellement, qu’ils ne l’ont pas éprouvé eux-mêmes en tant qu’analysants.
Pour autant, on rendra grâce à Freud, qui en reconnaissant son erreur, transmet un enseignement précieux ; et qui ne cessera pas d’avouer sa méconnaissance de la psyché féminine, qu’il nomme le continent noir.
Dora met une fin prématurée aux séances quotidiennes avec Freud après neuf semaines de cure, non sans avoir dissiper quelques symptômes. Elle se marie peu après, en 1903, avec Ernst Adler, de 9 ans son aîné, un compositeur qui sera employé dans l’entreprise de son beau-père. Elle aura un fils en 1905, qui fera une carrière de musicien aux États-Unis.
J’ai repéré une cinquantaine d’occurrence du cas Dora dans l’enseignement de Lacan.
C’est d’abord dans son Intervention sur le transfert, prononcée au congrès des psychanalystes de langue romane en 1951, alors qu’il définit la psychanalyse comme une expérience dialectique. Il interprète le récit de Freud en termes de renversement dialectique.
En premier lieu, il constate la complicité de Dora dans la liaison de son père et Peppina, qui révèle l’identification de Dora à son père, favorisée par l’impuissance de ce dernier et transparent dans les somatisations de la fille.
Second renversement dialectique : le jalousie exprimée à l’égard de Peppina masque en fait son énamoration pour elle. Troisième renversement dialectique : Peppina représente un mystère, le mystère de sa propre féminité, nous voulons dire de sa féminité corporelle.
En ce qui concerne le transfert, il s’agit donc avant tout du contre transfert de Freud, qui s’origine d’un préjugé, celui-là même qui fausse au départ la conception du complexe d’Œdipe en lui faisant considérer comme naturelle et non comme normative la prévalence du personnage paternel.
Lors de son séminaire sur La relation d’objet, en 1956-1957, Lacan introduit la notion de l’objet phallique : Dora aurait admis être aimée par Hans, à condition que ce fut au-delà de sa femme, en tant qu’elle avait pour lui une valeur phallique. Il s’agissait avant tout pour Dora de dépasser la femme désirée par son père.
Pour Patrick Mahony, dans son livre de 1996, le cas Dora est une illustration stéréotypée des idées fausses des hommes sur l’exclusion sociale des femmes et, en particulier, un test révélateur des méprises fantasmées de Freud sur la sexualité et l’adolescence des femmes (…) Freud a soit minimisé, soit négligé complètement le fardeau qu’a porté Dora en tant que femme, juive et adolescente victime de deux couples d’adultes.
[1] Patrick Mahony, « Dora s’en va. Violence dans la psychanalyse », Editions « Les empêcheurs de penser en rond », 2001.