L’homme aux rats, l’emprise du transfert

Ernst Lanzer

Il faut relire l’homme aux rats comme la Bible

Jacques Lacan ( 14/05/1958)

Les Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (L’homme aux rats), constituent la troisième des cinq psychanalyses que nous a transmit Freud. Il s’agit du récit d’une cure de 11 mois, effectuée du 1er octobre 1907 à la mi-septembre 1908. Durant les quatre premiers mois, Freud prend des notes tous les jours, sauf le dimanche, au rythme même de la cure.

Freud exposera le cas de l’homme aux rats à la Société de Psychanalyse de Vienne le 30 octobre, les 6 et 20 novembre 1907, le 22 janvier et 8 avril 1908, puis au premier congrès international de psychanalyse qui se tint à Salzbourg le 27 avril 1908. Il sera publié en octobre 1909 dans le premier numéro du Journal pour la Recherche Psychanalytique et Psychopathologique (Jahrbuch für psychoanalytische und psychopathologische Forschungen) ; et traduit en français en 1935. En quelque sorte, c’est le premier compte rendu d’une analyse menée selon la technique de l’association libre, soit, rien de moins qu’une ré-invention de la psychanalyse par Freud.

L’homme aux rats, c’est Ernst Lanzer, un jeune homme de 29 ans, docteur en Droit, aux prises avec de douloureux symptômes obsessionnels longuement décrits et interprétés par Freud.

Le récit de cette cure est tout entier imprégné par le transfert.

D’emblée, un pré-transfert d’Ernst Lanzer, qui, sous le prétexte d’une demande de certificat médical, consulte Freud dont il avait lu son livre publié en 1901, Psychopathologie de la vie quotidienne : il aurait trouvé l’explication d’enchaînements de mots bizarres qui lui rappelèrent tellement ses ‘élucubrations cognitives’ avec ses propres idées.

D’emblée, le malade fait l’impression d’un homme intelligent à l’esprit clair, et Freud lui énonce la règle fondamentale : dire tout ce qui lui vient à l’esprit, même si cela lui est pénible, même si sa pensée lui paraît sans importance, insensée et sans rapport avec le sujet.

Ernst est aussi le prénom du fils aîné de Freud, en souvenir d’Ernst Brücke (1819-1892), un des fondateurs de l’histologie qui aida Freud dans ses premières tentatives scientifiques. De même, le prénom de la Dame aimée, Gisela, est également celui du premier amour de Freud. Le nouage transférentiel se met ainsi en place instantanément.

Dès la première séance, Ernst Lanzer évoque d’emblée un ami qu’il estime énormément. Il s’adresse à lui toutes les fois qu’une pulsion criminelle le hante (…) Son ami le réconforte en l’assurant qu’il est un homme irréprochable. Ami, en allemand, c’est Freund : Ernst cherche ainsi immédiatement une proximité avec l’analyste, en installant une relation en miroir. Ce qu’alimentera Freud tout au long de la cure avec moult explications théoriques.

Et sans transition (souligné par Freud), Ernst évoque sa vie sexuelle. Sans doute pense-t-il que Freud attend qu’il en parle, convoquant ainsi le savoir supposé de Freud : d’emblée, le transfert est ainsi mis en acte.

Le nouage transférentiel devient inextricable dès la seconde séance. Alors que le patient rapporte avec difficulté le supplice des rats, ce signifiant, Rat, va envahir les chaînes signifiantes des protagonistes. Ça commence par Freud : Je continuai en lui disant (…) que je tâcherais de deviner ce à quoi il faisait illusion. Deviner, en allemand, se dit Raten ! Et ça continue : Je devine bientôt que cette représentation se rapportait à la dame aimée par lui.

Lacan dira que Freud avait été fait comme un rat (L’acte psychanalytique, 10/06/1969).

Manuscrit, Freud, 1909

Il y avait déjà eu Melle Lina, la gouvernante dont le petit Ernst, à 6 ans, allait toucher le sexe, devenue Frau Hofrat (femme d’un conseiller aulistique), qu’il rencontre encore souvent dans la rue.

Ernst perd ses lorgnons lors d’une halte, rast en allemand. Se pose alors la question du remboursement de l’expédition des nouvelles lunettes, qui va faire l’objet d’un montage obsessionnel quasi délirant : D’abord, il essaya d’effectuer le paiement par l’intermédiaire d’un officier qui allait au bureau de poste. Le paiement, en allemand se dit Aufraten. Une dette, qui répète celle de son père qui avait perdu au jeu une petite somme d’argent dont il avait la garde en tant que sous-officier (se conduisant ainsi comme un Spielratte) précise Freud. De même, se répète pour Ernst, le dilemme du mariage avec une femme fortunée, au détriment de la femme aimée, pauvre : mariage en allemand se dit Heirat.

Lors de son séminaire sur Le transfert, Lacan reprend cette circulation signifiante : Si on parle de l’homme aux rats, c’est bien parce que le rat poursuit sous une forme multipliée sa course dans toute l’économie de ces échanges singuliers, ces substitutions, cette métonymie permanente dont la symptomatique de l’obsessionnel est l’exemple incarné (16/04/1961).

Si Freud ne pointe pas précisément ce signifiant qui courre tout au long de la cure, ce n’est pas que pour le supplice qu’il nomme Ernst Lanzer l’homme aux rats. Il relève ainsi : les rats acquirent la signification : argent, rapport qui se manifeste par l’association quote-part – rat. Et de noter que quote-part, en allemand, se dit rate, et qu’Ernst compte tant de florins, tant de rats.

De même Freud pointe à bon escient le transfert. D’abord, à propos de ce qu’il appelle le fantasme de transfert : ayant croisé une jeune fille dans l’escalier de la maison de Freud, Ernst s’imagine que Freud souhaite lui voir épouser sa propre fille. Ce qui donne lieu à ce rêve : Il voit ma fille devant lui, mais elle a deux morceaux de crotte à la place des yeux. Pour tous ceux qui connaissent le langage du rêve, la traduction de celui-ci est facile : il épouse ma fille, non pas pour ses beaux yeux, mais pour son argent.

Il évoque encore plus loin la voie douloureuse du transfert (…) cette école de souffrance que fut le transfert pour ce patient (…) Aussi finit-il bientôt par m’injurier dans ses rêveries et ses associations (…) de la façon la plus grossière et la plus ordurière, cependant que consciemment il n’éprouvait pour moi que le plus grand respect.

Pour autant, Freud n’est pas innocent dans ce transfert massif lors de cette cure. On sait ainsi, qu’il l’invita à dîner en famille, et qu’il lui adressa une carte postale signée d’un Cordialement, F. Deux entorses à l’éthique de la psychanalyse qu’il théorisera un peu plus tard. On n’apprend que de ses erreurs !

Il n’est pas sûr, historiquement, qu’Ernst Lanzer ait recouvré l’entièreté de sa santé mentale après la cure. Néanmoins, il épousa l’année suivante la dame aimée, Gisela, une cousine pauvre et chétive. Il devint avocat en 1913, mais fut prisonnier et exécuté par les Russes en 1914.

Avant le premier séminaire public consacré aux Ecrits techniques, Lacan a étudié chez lui, avec quelques uns, durant les années 1952-1953 Dora, l’homme aux rats et l’homme aux loups, trois des cinq psychanalyses de Freud. Il ne reste pas d’autre trace de ce séminaire ‘zéro’, qu’une conférence au Collège philosophique en 1952, publié en 1956 sous le titre Le mythe individuel du névrosé, partie consacré à un commentaire de l’homme aux rats.

L’époque est au structuralisme, et Lacan n’échappe pas à l’influence de Claude Lévi-Strauss : « J’ai appris bien des choses de Claude Lévi-Strauss, dit Lacan. C’est d’abord que la structure symbolique domine. Quoi? Le social, les relations de parenté, l’idéologie, mais aussi, pour chacun, son rapport au monde, ses relations sensibles, son complexe familial. C’est ensuite que des scénarios imaginaires, à savoir les mythes, et les rites qu’ils fondent, sont nécessaires à voiler les contradictions de la réalité économique et sociale. (…) Le sujet aux prises avec un réel impossible à symboliser produit un scénario fantasmatique lequel peut prendre l’aspect d’une véritable cérémonie, voire s’accompagner d’un court délire.

Lacan décrit ainsi la constellation familiale d’Ernst Lanzer, et la même structure signifiante qui se répète entre le père et le fils : conflit entre l’épouse riche et la dame aimée, pauvre ; l’impossibilité du remboursement de la dette contractée. Et, il faut toute l’attention de Freud pour comprendre que ce sont là les éléments essentiels du déclenchement de la névrose.

Ce ne serait donc pas tant le désir incestueux de la mère, et l’interdiction du père qui seraient responsable de la prolifération plus ou moins luxuriante de symptômes ; mais le complexe familial, la structure sociale, pour lesquels il y a toujours une discordance extrêmement nette entre ce qui est perçu par le sujet sur le plan du réel et la fonction symbolique.

En un mot, assène Lacan à propos donc de l’homme aux rats, tout le schème de l’Œdipe est à critiquer.

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