
Le transfert est l’amour qui s’adresse au savoir[1]
Lors de son séminaire sur les 4 concepts (1964), Lacan énonce que l’analyste doit attendre le transfert pour commencer à donner l’interprétation. Pour qu’une analyse ait lieu, il faut bien que l’impétrant ait l’idée que ce qui le fait souffrir peut trouver sens au niveau de l’inconscient. Et que la pratique de l’analyste puisse révéler le désir inconscient en œuvre dans le symptôme. La théorie lacanienne du transfert repose sur ce Sujet supposé Savoir qui s’installe dans les premiers temps d’une analyse.
Nous l’avons vu, Freud aborde le transfert essentiellement dans sa dimension imaginaire, marquée par l’amour et la résistance, et ce malgré l’enseignement qu’il aurait pu tirer de la cure de l’homme aux rats. Lacan va s’attacher au cours de son enseignement à aborder la dimension symbolique du transfert lors de l’analyse, et pour cela, il fera du désir de l’analyste le pivot de la question du transfert analytique.
Ce sera l’objet de son séminaire sur Le Transfert, tenu en 1960-1961. Les 6 premières séances sont consacrées au Banquet de Platon, texte qui se propose d’élucider ce qu’il en est de l’amour. Différents éminents philosophes se sont déjà exprimés quand arrive le tour de Socrate, dont Platon fut l’élève.
Socrate est une énigme, sans doute psychotique, il se baladait pieds nus dans Athènes, s’adressant au tout venant. Il n’a pas fait école, au sens des écoles philosophiques florissantes à cette époque en Grèce, il n’a jamais rien écrit mais il a produit une rupture épistémologique qui marque l’histoire de la philosophie. Il a toujours privilégié la parole, mémoire vivante, à l’écrit, mémoire morte, et il n’est connu que grâce à ses disciples : Lacan dira que Socrate est l’homme qui a suscité le plus long transfert de tous les temps.
Lacan parle du miracle de l’amour, qui permet d’atteindre l’être de l’Autre au-delà des fantasmes qui l’objective. C’est que l’amant est mu par un manque dont il ne connaît pas l’objet, et l’aimé ne sait pas ce qu’il a qui attire ainsi cet amour, pour le dire vie.
Socrate questionne d’abord les discours précédents, qui encensent tous l’amour. Socrate, lui, introduit la notion du manque, et par là du désir : le sujet est en quête de ce qu’il n’a pas ou de ce qu’il n’est pas. Arrive Alcibiade, qui fait l’éloge de Socrate.
Lacan met en évidence le désir de Socrate : il ne répond pas aux avances d’Alcibiade et le confronte à la vérité de son désir, ce qui constitue pour Lacan ce qu’il appelle le désir de l’analyste. Comme Socrate, l’analyste renvoie à l’analysant qui s’adresse à lui son propre désir.
Dès lors la question du transfert ne se limite pas à ce qui se passe chez l’analysant, mais s’articule au désir de l’analyste qui consiste à offrir une place vacante au désir du patient pour qu’il se réalise comme désir de l’Autre (11/01/1961).
Depuis l’élaboration du stade du miroir, dans lequel le jeune enfant se reconnaît à y être désigné, Lacan distingue le Sujet, celui de l’inconscient, du symptôme, lapsus, actes manqués, etc. ; du Moi, le petit autre dans le miroir, fondamentalement narcissique, fondant une relation duelle, faite de rivalité et d’amour inconditionnel : c’est ici que se situe le transfert imaginaire.
Le grand Autre, c’est celui qui désigne l’enfant dans le miroir, c’est celui qui met les mots qui donne sens à l’image du miroir : c’est ici que se situe le transfert symbolique, celui qui concerne les signifiants de l’inconscient cachés dans les dires de l’analysant : Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend. Ou, pour le dire autrement, le sujet (de l’inconscient) n’est pas dans les signifiants, il est dans les intervalles.
C’est le désir de l’analyste qui est au fondement même du processus analytique, c’est l’analyste, puis l’analysant qui instaurent le Sujet supposé Savoir, ce Sujet à l’inconscient dont les signifiants se dissimulent sous le dire de l’analysant.
C’est pourquoi l’analyse se déroule à 3 : l’analyste, l’analysant et le Sujet supposé Savoir.
Le transfert n’est pas donc qu’une question d’amour, il se situe à la frontière entre l’amour et le désir (…) Il n’y a qu’un seul transfert dans lequel sont pris analyste et analysant, mais pas à la même place.
Dernier point : qu’en serait-il de la dimension réelle du transfert ? Le réel, cet impossible, impossible à saisir, à concevoir, … à voir. Le réel du transfert ne serait-ce pas ce qui se dérobe à la vue, et à la prise de l’analysant, soit le corps même de l’analyste, dissimulé derrière le divan, qui ne se manifeste que parcimonieusement : mouvement, soupirs, toux, raclement de gorge, digestion, …
Le corps de l’analyste comme impossible, transfert réel ?
[1] J. Lacan, Introduction à l’édition allemande des Ecrits, Scilicet, N°5, p.14