Témoignage de Moustapha Safouan – recueilli en octobre 2019 par G. Pommier et Gricelda Sarmiento

G. Pommier : Moustapha Safouan, vous êtes le témoin et un des acteurs de l’épopée de la psychanalyse en France. Elle n’a véritablement pris son essor qu’après la deuxième guerre mondiale, alors que les praticiens n’étaient qu’une poignée. C’est à partir de quelques personnes, de leur style et de leurs divergences que l’aventure a commencé. Nous vous rencontrons aujourd’hui, vous qui avez plus de cent ans, pour recueillir le témoignage de cette singularité de votre expérience. Vous avez connu Jacques Lacan avant les années 1950, pouvez-vous nous dire un mot de votre première rencontre avec lui ? Comment cela s’est-il passé ?
MS : J’ai fait mon analyse entre le mois de janvier 46 et la fin de l’année scolaire de 1949 en juin chez Schlumberger. Au cours de cette année-là, je venais de refaire un doctorat de philosophie à la Sorbonne. Pendant cette analyse, j’allais souvent aux réunions de La Société de Psychanalyse de Paris. C’est là que j’ai entendu parler Lacan. Il tenait un langage qui paraissait incompréhensible à la plupart des auditeurs, et qui était de toute évidence incompris de Nacht, par exemple : il lui demandait assez souvent « Mais que voulez-vous dire par là ? » Il attendait de Lacan une réponse, sans pouvoir bien formuler lui-même le sens de sa question. Alors, moi par contre, j’ai été tout de suite séduit par Lacan, parce qu’il utilisait un vocabulaire qui m’était plus parlant que le glossaire purement psychosomatien, ou médical, qui était la norme. Il parlait du sujet.
GP : Est-ce que Schlumberger, qui était votre analyste, était présent à ces réunions ?

MS : Schlumberger avait beaucoup de sympathie pour Lacan, sans aucun doute. Je peux même dire qu’il l’aimait. Ce qui n’empêche pas que quand il a fallu choisir entre la Société et Lacan, il a choisi la Société.
GP : Est-ce que je peux vous poser une question indiscrète ? Votre analyse avec Schlumberger vous a-t-elle changé ?
MS : Je crois que oui, surtout dans mon rapport avec les femmes. Je suis devenu – si je puis dire – à la fois plus naturel et plus entreprenant, il me semble.
Gricelda Sarmiento : Oui, ce n’est pas mal en effet…
MS : Je vous le dis, mais je ne garantis pas que c’est exact.
GP : C’est donc vrai !
MS : Ce qui est certain, c’est que ce changement a renforcé mon intérêt pour la psychanalyse, et cela m’a permis de formuler un peu plus tard ma question centrale « Existe-il une réponse à la question « qu’est-ce qu’un père à la fin de l’analyse ? ». C’était sans doute en relation avec mon père, et à ma position par rapport à ma propre paternité à ce moment-là. Schlumberger ne m’a pas donné la réponse, sauf indirectement, dans mon analyse elle-même. je dis tout de suite que la façon de conduire l’analyse de Schlumberger m’a mis sur le bon chemin, en quelque sorte. Je vais raconter deux exemples qui m’ont vraiment bien orienté. Et d’ailleurs, ils ont répondu subjectivement à la question dont je viens de parler.
GP : Oui, s’il vous plaît, c’est intéressant.
MS : J’avais fait un rêve où j’avais tout simplement des cheveux au milieu d’une paume de la main. Il paraît que c’est l’expression d’un proverbe français.
GP : Avoir un poil dans la main !
MS : Et d’autre part, j’avais un fil autour des pieds. Ça aussi c’est un proverbe français « avoir un fil à la patte ! » Mais moi je ne connaissais pas ces proverbes français. Schlumberger était sidéré. « Vous ne le saviez donc pas… ? » J’ai répondu que non : je ne savais pas ce qui était au centre de ma vie : l’inhibition au travail, et le piège de l’amour. En quelque sorte, je découvrais mon propre inconscient dans mon ignorance supposée de deux proverbes français. Au fond, avec la difficulté à travailler, c’est-à-dire de payer une dette, et celle d’aimer, c’était dire quelque chose de ce que c’est le rapport au père. Alors donc vous pouvez dire que sans être Lacan, Schlumberger était vraiment un analyste pour qui l’analyse est non pas l’analyse d’un jeu interne à la personne, entre le ça, le moi, le surmoi… etc. Mais c’était une analyse du sujet qui parle. Et c’est ce qui fait que du même coup j’ai été attiré, très intéressé par la façon de Lacan qui parle du sujet, de la parole, du langage, et c’est comme ça que je suis devenu – via mon analyse avec Schlumberger – un analyste lacanien.
GP : Vous avez fait une traduction réputée de La Science des rêves en arabe. Avez-vous l’impression que les rêves ont été le fil conducteur de votre analyse ?
MS : En tout cas je viens déjà de dire deux rêves dont je me souviens de mon analyse. Cela montre que l’inconscient parle en analyse à travers les rêves.
GP : Donc vous diriez que, du seul fait d’avoir été écouté par un analyste qui entendait vos rêves, qui y lisait votre subjectivité, vous êtes devenu lacanien ? Ensuite, pourriez-vous nous dire ce qu’il s’est passé lors de votre rencontre avec Lacan lui-même ? Est-ce que votre analyse avec Schlumberger s’est arrêtée, comment dire… d’un commun accord, parce que vous aviez fait le chemin que vous vouliez faire ?
MS : Moi-même, au moment de la fin de mon analyse, j’ai demandé à Schlumberger s’il avait des noms à me recommander pour un contrôle. Alors il m’a donné entre autres celui de Lacan.
GP : Oui, et pourquoi vous êtes-vous dirigé plus spécialement vers Lacan ?
MS : Lacan, au début de mai 1949 je crois, n’était pas encore très connu : son nom n’était pas célèbre. D’ailleurs je me rappelle qu’à la Sorbonne, Bachelard a fait une conférence où il a fait référence à « un jeune psychiatre qui n’a pas la réputation qu’il mérite, Jacques Lacan ». Mais moi, j’avais déjà entendu Jacques Lacan dans les réunions de la Société auxquelles je pouvais assister. Et là, son vocabulaire me plaisait vraiment. Parce qu’encore une fois il parlait du sujet, du langage, de la parole, du symptôme qui condensait une phrase, en quelque sorte une proposition. Alors évidemment quand j’ai terminé mon analyse avec Schlumberger, je me suis adressé tout de suite à lui. Quand j’ai rencontré Lacan pour la première fois, je suis allé chez lui après qu’il m’ait fait attendre semaine après semaine. A un moment donné, je l’ai relancé au téléphone et il m’a répondu « Je suis très occupé, voulez-vous venir plutôt une autre fois ? ». J’ai répondu « Mais écoutez, j’ai déjà une vingtaine de séances de mes analysants que je voudrais contrôler ». Il m’a répondu : « Alors, venez tout de suite ». Et voilà ! J’y suis allé sur l’instant.
GP : Donc, si vous avez demandé un contrôle à Lacan, c’est que vous aviez déjà plusieurs patients qui venaient ? Vous étiez déjà reconnu comme analyste ?
MS : Oui, vers la fin de mon analyse, oui.
GP : Au bout de quatre ans d’analyse ?
MS : Au bout de trois ans.
GP : Au bout de trois ans, d’accord. Et qui vous a reconnu le titre d’analyste ? la SPP ? C’est la SPP qui a dit « d’accord vous êtes analyste » ?
MS : Mais elle était surtout d’accord pour que je fasse un contrôle.
GP : Donc, vous vous êtes autorisé de vous-même ?
MS : Oui. Et j’ai demandé un contrôle. J’ai aussitôt été considéré auprès de la Société de Paris non pas comme simplement analyste, mais comme « analyste en contrôle ».
GP : D’accord, c’est clair. La SPP n’a pas cherché à vérifier où vous en étiez de votre analyse autrement qu’en vous demandant de faire une supervision obligatoire. Donc, vous êtes allé voir Lacan ?
MS : Oui, je suis allé le voir. D’ailleurs, la première rencontre était comique.
GP : Ça ne m’étonne pas !          
MS : Donc, quand il m’a dit « Venez tout de suite », je considérais que j’avais une vingtaine de séances de retard concernant des patients dont je voulais parler. Et pourtant, la première fois que je l’ai vu, il m’a demandé de lui dire quelque chose à propos de ma vie, d’où je venais, ce que je faisais… Alors je lui ai raconté l’histoire qui m’a le plus marqué : j’avais vu mon père mis en prison pour des motifs politiques. Pendant que j’avais entre trois ans et six ans, de 24 à 27 – mon père a passé ces années-là derrière les barreaux. Il était l’un des fondateurs d’un parti subversif – le parti communiste pour le dire en un mot. Et Lacan m’a dit : « Mais alors, vous avez été élevé par des femmes ? ». C’est un langage que l’on n’entend pas souvent de la bouche des analystes. Je lui ai dit :« Mais non, j’avais des poignées d’oncles ! ». En tout cas son style était comme ça. Cette façon de parler m’a plu. C’était la première rencontre. Par la suite, Lacan est devenu une célébrité. Mais ce n’est pas ses Ecrits ou bien l’un de ses Ecrits qui m’a poussé à m’adresser à lui : c’est sa parole. Parce qu’il ne parlait pas seulement à la Société, il allait souvent faire des présentations de malades chez les internes au service d’Henri Ey.
GP : Vous y avez assisté ?
MS : Oui. Je suivais Lacan partout où il allait.
GP : Alors que pourriez-vous dire de la façon de travailler de Lacan, qu’est-ce qui le distinguait des autres analystes ? Comment entendait-il votre rapport à vos patients ?
MS : Pour mieux comprendre le caractère tout à fait original d’un rapport qui se noue avec Lacan, il faut le comparer à ce qui se passait partout ailleurs. Quand vous étiez un « candidat », ou engagé dans un contrôle, c’est que vous prétendiez être en mesure d’exercer l’analyse. Mais pour la plupart, je pense très spécialement à Lagache, la psychanalyse était une science. C’était une science que Lagache pensait connaitre mieux que quiconque. Si vous lui demandiez un contrôle, c’est qu’il allait vous apprendre cette science qu’est la psychanalyse, qui, répétait-il, n’a rien d’une science mystique. Il se considérait comme un analyste de la conduite de la cure. Il y avait un contrôle collectif chez Lagache, au 240 boulevard Saint-Germain. Nous allions là-bas, je me souviens d’Octave Mannoni, et de beaucoup de gens qui ont disparu. Mais comme tu le sais, les idoles dans le genre de Lagache adorent se faire valoir. Ils aiment se déballer de temps en temps. Alors dans un de ces moments de laisser aller, Lagache nous a avoué son fantasme : il souhaitait que l’analyse se déroule d’une façon très réglementée. Il aurait fallu qu’une porte de devant du cabinet soit ouverte, et l’analysant serait entré par là et se serait allongé sur le divan. Et par une porte de derrière, l’analyste s’introduisait à son tour et s’asseyait sur son fauteuil. A la fin de la séance, chacun repartait par les mêmes portes, sans même échanger une parole et sans se regarder. Ce dispositif était destiné – selon lui – à garantir une objectivité totale. C’est pour dire qu’un tel analyste ne pourra jamais rien écouter ni dire de lui à un homme. Alors voilà, on ne peut pas être entre les deux, entre l’analyse du sujet qui parle, et l’analyse de la conduite. Par exemple, dans de multiples sortes d’interventions, c’est de la conduite qu’il s’agit : lorsqu’une sorte de procès est fait au patient parce qu’il arrive cinq minutes en retard. Ou bien lorsqu’un analysant tombe amoureux, et qu’il lui est dit qu’il préfère l’amour de cette fille à celui de l’analyste. C’est dingue ! Mais les analystes qui venaient à ce groupe de contrôle étaient plutôt intelligents. Nous étions un groupe de sept ou huit quand cela a commencé, et puis au bout de deux ou trois mois, nous n’étions plus que deux. Et puis les deux sont partis et moi avec.
GP : donc, c’était chez Lagache…
MS : Chez Lagache, oui. Le contraste avec Lacan était on ne peut plus parlant. Le premier prônait une analyse de la conduite, et cela n’a rien à voir avec une analyse de la parole. Il est inutile de chercher une différence plus caractéristique.
GP : Est-ce que vous auriez le souvenir d’un contrôle où tandis que vous parliez d’un patient, Lacan vous a dit quelque chose qui a transformé votre écoute ?
MS : Je dois dire que j’étais probablement lacanien sans le savoir. C’est pour ça que j’étais – de son propre aveu – son élève préféré.  
GP : Avez-vous gardé le souvenir d’un patient particulier dont vous avez parlé ?
MS : Mais bien sûr. J’avais un patient qui était représentant de commerce et tout représentant de commerce qu’il était, il avait la phobie des moyens de transport. Il ne se sentait en sécurité que lorsqu’il était en train de conduire sa propre voiture. Evidemment cette phobie limitait beaucoup son champ d’action de représentant de commerce. Pourtant ce symptôme ne suffisait pas pour le faire renoncer à son métier. Parmi ses autres symptômes, il avait des nausées. En particulier, il n’aimait pas les fruits de mer et les huitres. Un jour il s’est trouvé qu’en parlant de l’huitre, et la représentation du sexe féminin est venue dans ses associations. Et de proche en proche s’est présenté l’image de son beau-frère, qui était grand amateur d’huitres. En somme, il s’agissait de la sorte de menace que faisait peser le beau-frère sur son couple, lui qui était en quelque sorte le gardien de sa sœur, qui était elle-même sa femme. On touche ici du doigt le rapport homosexuel entre un mari et son beau-frère, c’est une sorte de rivalité entre le frère de la femme et son mari. C’est Lacan qui a attiré mon attention sur ce rapport. Il m’a dit : « On épouse toujours son beau-frère ».
GS : Ou sa belle-mère !
MS : Oui c’est une des manières de voir structuraliste du début du contrôle qui m’a beaucoup frappé.
GP : Vous auriez un autre souvenir du même genre à nous raconter à propos d’un autre patient ?
MS : Je crois que Lacan appréciait ma façon de travailler. Et le plus souvent, il ne trouvait pas grand-chose à redire à mes exposés de cas. Il confirmait le plus souvent mes appréciations, et c’était déjà une approbation de beaucoup de valeur. Je me rappelle d’une patiente qui en venant chez moi, et en allant de la porte du palier à la salle d’attente, passait par les toilettes qui étaient au milieu du chemin. Elle allait uriner avant d’aller dans la salle d’attente. Cela m’intriguait et quand je l’ai raconté à Lacan, il a physiquement sursauté. Je me suis dit qu’il trouvait aberrant de la part d’un analyste sa permissivité. Que cela annulait l’analyse dans le sens le plus primitif qui soit.
GP : Oui, par « primitif », vous voulez dire « pulsionnel » je suppose ?
MS : Oui. Mais en tout cas je l’ai vu sauter dans son fauteuil, je m’en rappelle.
GP : Qu’est-ce qu’il vous a dit ?
MS : Il m’a dit : « Pourquoi laissez-vous faire ça ? ».
GP : Donc il ne vous a pas réprimandé, c’était juste une question ?
MS : Oui mais cette question était posée sur un ton indigné.
GP : Mais il ne vous a pas dit « Il ne faut pas le faire. » ?
MS : Mais si, je crois qu’il a dit… « Ne laissez pas faire ça ! ».
GP : D’accord. Mais vous a-t-il donné une explication ?
MS : Non, il n’avait pas besoin de donner d’explication. Si on vient pour pisser d’abord… il faut choisir, l’analysant vient pour pisser ou pour parler, merde alors !
GP : Vous dîtes merde ?
Ms : Oui, c’est le cas de le dire. Non, il n’avait pas besoin de me donner d’explication, il savait quand même qu’il disait ce qu’il fallait dire même si cela n’était pas tout à fait intelligible.
GS : Alors j’aimerais… vous posez une question. Quand je venais chez vous, vous étiez mon analyste la moitié de la séance, et la deuxième moitié, c’était un contrôle. Et là vous me parliez beaucoup. Vous m’avez fait des remarques qui m’ont marquée et effectué une grande transformation subjective en moi. La première de vos interventions dont je me souviens comme analysante, j’ai oublié de quoi je vous parlais, sinon que vous m’avez dit :
« Pourquoi, êtes-vous si pressée ? »… « Qui vous presse ? »
J’étais toujours pressée sans savoir par qui, ou ce qui me pressait. Vous ne me pressiez pas, vous me disiez « Qui vous presse ? ». C’était posé sous forme d’une question, mais je l’ai pris comme une interprétation, et pas du tout comme une intervention savante ou éducatrice. Et cette question a changé ma subjectivité.
Une autre fois, pendant un contrôle, je vous parlais du rêve d’une patiente dont je n’avais fait aucune interprétation. C’est vous qui me l’avez proposé et cela a renoué le fil de cette analyse que j’avais laissé sur un blanc.
MS : Mais le contrôle est fait pour ça. Il a une double face, l’une concerne le désir de l’analyste, l’autre ce que dit son analysant.
GS : C’est cela que je voudrais mettre en valeur. Oui, ce qu’il y a de double dans le transfert entre la patiente, moi et vous à qui je parle.
MS : C’est là que l’on voit bien la différence entre Lagache et Lacan : Lagache prétendait vous apprendre la psychanalyse. Le sens de ses questions était de trouver « d’où vient le transfert maintenant, est-ce que le patient fait sur l’analyste le transfert de son frère, de sa mère, de son père etc.… »
GP : Oui, il s’imaginait que le transfert concernait le déplacement d’une personne de la famille sur celle de l’analyste. Alors que Freud est très clair dans sa première définition des transferts dans la Science des rêves. Les transferts se font entre différentes formations de l’inconscient, et l’analyse aide à les dénouer. Il n’est pas l’objet du transfert.
MS : Oui. Et selon Lagache, il fallait savoir quelle personne de la famille était concernée. Donc il pratiquait le contrôle en voulant transmettre une tel savoir, comme si c’était cela la psychanalyse. Dans un tel transfert d’identité même si ça peut arriver, les formations de l’inconscient n’apparaissent jamais. Ce n’est que pure prétention et prise de pouvoir de l’analyste qui se prend pour le père, la mère etc. C’est la paralysie complète de l’analyse. Lacan ne donnait à aucun moment le sentiment de vouloir transmettre une science préétablie. Il vous considérait comme un analyste, donc déjà comme un sujet supposé savoir. Le sujet l’était dès qu’il le disait et dès qu’il l’exerçait. Et puis à partir de là si ça se passait bien, à partir de cette reconnaissance, cela suffit : ça va. Ce qui ne l’empêchait pas d’intervenir si vous aviez déraillé, si vous laissiez l’analysante pisser avant de commencer sa séance, comme cela m’est arrivé dans l’appartement où les toilettes étaient sur le chemin allant au bureau. Mise à part la correction d’une erreur de position de ce style, il n’intervenait pas. Il ne prétendait pas vous apprendre ce qu’est la psychanalyse. Il voyait comment vous vous y preniez vous-même. Il considérait le genre d’analyste forcément unique que vous étiez, c’est tout.
GP : Oui, c’est bien ça. Mais là, on voit bien avec cette remarque de la patiente qui va aux toilettes qu’il s’agit de la position même de l’analyste. La pulsion ne s’analyse pas, mais seulement le fantasme et le désir. Maintenant, sur ce que disait l’analysant et ce que vous lui répondiez, Lacan intervenait-il ?
MS : Oui, cela arrivait dans les cas sérieux, ou à des moments clé importants. Je l’ai su par d’autres. Avec moi je peux dire que cela n’est pas arrivé.
GP : Vous parliez de ce qu’il se passait avec votre analysant, et comment répondait-il ?
MS : En tout cas je ne sais pas comment il s’y prenait avec les analystes en contrôle, avec ceux qui étaient de mauvais analystes, ou même qui ne l’étaient pas du tout. Je ne le sais pas, parce que je n’appartenais pas à cette catégorie. Alors, j’avais le plus souvent son approbation. Pour moi, la psychanalyse a toujours été ce que Lacan a dit qu’elle est, c’est-à-dire l’analyse de la parole et qu’il ne faut surtout pas sortir de son cadre. Alors, il n’avait pas besoin de se fatiguer avec moi.
En même temps il tenait beaucoup à ce que je vienne écouter son enseignement. J’ai cessé d’y assister en 1964, au moment où les formalisations topologiques ont pris le pas sur la parole. Je sais qu’il s’est inquiété de mon absence. J’en ai eu des échos, et on m’a dit qu’il avait été vraiment étonné que je ne sois pas là et presque, si l’on peut dire, peiné. Mais pour ce qui me concerne à partir de 1964, avec les histoires de nœuds borroméens auxquels je ne comprenais rien, je ne voyais pas pourquoi j’allais continuer à écouter ou plutôt à regarder des formalisations qui m’échappaient.
GS : Il ne vous a pas téléphoné, en constatant votre absence ? Il paraît que Lacan téléphonait dans ces cas-là ?
MS : Mais non, non.
GP : Votre contrôle a duré combien de temps avec Lacan ?
MS : De 1949 à 1964, c’est-à-dire quinze ans.
GP : Quinze ans ! Est-ce que vous avez l’impression que pendant ces quinze années, le contrôle vous a servi en même temps à poursuivre d’une certaine façon votre analyse ?
MS : Le plus important pour moi, c’était d’élargir ma vision du tableau clinique. Le contrôle me mettait dans une bien meilleure position par exemple pour comprendre ce qui s’appelle les cas-limites…
GP : Oui, mais si je peux me permettre, pendant tout ce temps, votre vie a suivi son cours, vous avez continué à rêver, est-ce que le fait d’être en contrôle vous a orienté aussi dans votre vie ?
MS : Quand je faisais une remarque qui me concernait, dans le style que vous venez de décrire, il l’approuvait. Mais là encore, il ne disait rien qui prétendait à quelque savoir que ce soit, sur ce qui se passait dans ma psyche. C’est le genre de savoir que l’on peut traduire par la formule… : « Ah ! Je sais à quoi tu penses ! », il ne l’a jamais fait : il ne savait rien. Je dis ça de Lacan : il ne savait rien. Ce bonhomme était le bonhomme Lacan, 100% guéri de paranoïa omnivoyante. La plupart d’entre nous garde un petit grain dans ce genre : on fait semblant de savoir quelque chose, quand quelqu’un nous parle.
GP : Je vais vous poser une autre question indiscrète : est-ce que vous avez fait des rêves dont Lacan était un des protagonistes ?
MS : Je ne m’en rappelle pas. Je crois que Lacan n’est jamais apparu dans mes rêves.
GP : Vous avez fait une remarque tout à l’heure : vous avez dit que vous étiez le préféré de Lacan, mais beaucoup d’autres analystes pensent qu’ils étaient les préférés de Lacan ! ça m’est d’ailleurs arrivé à moi aussi…
GP : Mais pour ce qui me concerne, il le disait ! Quand il m’a présenté par exemple à René Jacob, il lui a dit « Je vous présente mon Saint-Jean ». Donc je m’appuie sur ses paroles, sur la façon qu’il avait de me présenter à différentes personnes.  
GP : Après une aussi longue pratique du contrôle, est-ce que vous pourriez formuler quelque chose de général sur ce que c’est en fait, le contrôle ? Une des dernières fois que l’on s’est vu, vous aviez employé une formule très percutante…
MS : Le contrôle n’est pas vraiment utile pour apprendre ce qu’est la psychanalyse. Le contrôle aide à mettre en œuvre le désir de l’analyste et accessoirement pour qu’il sache lui-même ce qu’il fait en exerçant la psychanalyse. Pour avoir un désir averti, en quelque sorte.
GS : J’ai raconté mon anecdote de tout à l’heure dans le même sens : mon expérience m’a fait entendre ce que vous venez de dire. J’ai bien vu la différence entre parler comme une analysante, et deux minutes plus tard j’étais en contrôle, et j’ai vu la limite entre les deux façons de parler. Je n’ai jamais entendu de vous une théorie, mais seulement votre parole, ou une question. Cela a produit un changement de ma subjectivité, et cela a duré.
GP : Bon, Moustapha, moi j’ai à peu près fini de poser les questions principales auxquelles j’avais pensé. Est-ce que vous voulez dire encore quelque chose qui vous semble important ?
MS : Ce qui me semble important, c’est ce qu’on appelle « l’amour du prochain ». Et « l’amour du prochain », cela veut dire pour moi, pour le dire avec simplicité : « n’en vouloir à personne ». Pour moi voilà ce qui importe.
GS : « N’en vouloir à personne », c’est une belle définition de l’amour. Voilà un beau témoignage de votre vie. Mais, je voudrais vous poser une dernière question. Vous êtes là devant moi en ce moment, et vous avez écrit plusieurs livres qui questionnent la scientificité. L’actualité de la science vous intéresse beaucoup. Vous avez écrit par exemple ce livre des plus remarquables : « Le puits de la vérité ». Et je vous pose cette question : le processus analytique ne peut-il être plutôt comparé à n’importe quel acte artistique : celui d’un musicien, ou d’un peintre ? L’acte analytique lui aussi engendre une nouvelle subjectivité, la rencontre de vous-même et toujours de vous-même, mais en même temps différent après une analyse comme après une création quelconque. N’y a-t-il pas une équivalence ?
MS : Je ne dirais pas que l’acte analytique est artistique et pour répondre à la question plus générale : « Mais alors quelle est la nature de l’acte analytique ? », en fait cela devient très difficile de formuler une réponse en une phrase. On peut faire des réponses en négatif : par exemple, on peut dire que ce n’est pas une branche de la psychologie, ce qui était la tendance de Lagache. On peut aussi faire des raccourcis et dire que c’est un art, une activité artistique. Mais l’on aperçoit bien la limite de cette comparaison, si l’on se pose la question « la médecine est-elle une activité artistique ? », c’est une question qui fait réfléchir, car le patient vient bien en analyse pour aller mieux, et pas pour devenir un artiste.
GB : Mais je parle du processus dans son ensemble, pas de chaque séance… le processus produit un sujet nouveau et l’artiste produit lui aussi quelque chose de nouveau au moment créatif.
MS : Non, on ne peut pas dire que le processus de mise au clair de la signification, de la signifiance du symptôme est comparable à une sculpture ou à une peinture. Le patient qui sort transformé de ses séances n’est pas une œuvre d’art. Il faut bien le constater. Il peut être capable d’aimer et de travailler comme je l’ai dit tout à l’heure avec le poil dans la main et le fil à la patte. La psychanalyse n’est pas une activité artistique, au sens où elle produirait une œuvre d’art. Bien sûr vous pouvez penser ce problème comme vous le voulez. Pour ma part, je ne considère pas que j’exerce une activité artistique en étant psychanalyste. Il y a peut-être des collègues qui le pensent, mais quand on les connait, cela n’est pas évident.
GP : Voilà cher Moustapha, c’était un bel entretien je trouve ! Nous avons entendu votre expérience, quelque chose à la fois de profond et de simple.

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