Etienne Balibar : « Nous ne sommes égaux ni devant le risque ni devant les mesures prises pour le conjurer »

Le philosophe marxiste a bâti une pensée qui lui permet d’affronter la crise sanitaire actuelle et celle, économique et sociale, qui vient. Les deux premiers volumes de ses œuvres complètes, parus récemment, en témoignent. « Histoire interminable. D’un siècle l’autre. Ecrits I », et « Passions du concept. Epistémologie, théologie et politique. Ecrits II », d’Etienne Balibar, La Découverte, « L’horizon des possibles », 308 p. et 276 p., 22 € ; numérique 16 € chacun

Comment un homme comme vous, profondément imprégné par la culture politique marxiste, fait-il face à l’actuelle pandémie ? La question sociale est-elle chassée par la question virale ?

Voilà une jolie alternative, presque un sujet de bac ! Pour moi, ce que la « question virale » a de plus frappant, c’est bien sûr les souffrances dont elle s’accompagne, mais aussi l’urgence qu’elle confère au problème de l’immunité qui traverse toutes les barrières nationales ou sociales. Mais il y a un autre recoupement : c’est la vulnérabilité différentielle de nos sociétés à la pandémie. Nous ne sommes égaux ni devant le risque ni devant les mesures prises pour le conjurer. Les inégalités, dramatiquement accentuées, se transforment en différences anthropologiques, c’est-à-dire en clivages à l’intérieur de l’espèce humaine.

Parmi les pertes de repères que provoque cette pandémie, il y a ce sentiment que vous évoquez dans le premier volume de vos « Ecrits » : l’histoire n’est pas finie, elle continue, mais en étouffant la politique…

Même s’il n’y avait plus de politique au sens fort du terme, le temps passerait toujours… Mais notre conception du temps est en train de changer. Avec l’idée d’anthropocène et les dévastations qu’elle annonce, nous prenons conscience que le temps historique et le temps géologique ne sont pas séparés. Aux XIXe et XXe siècles, le climatique et le biologique faisaient partie de ce que les économistes appellent des « externalités ». Si nous voulons garder quelque chose de cette fusion de l’histoire et de la politique, il faut donc que celle-ci devienne une biopolitique et une cosmopolitique.

Lire la suite