Intervention aux 9èmes Rencontres de Douai « Addiction et Religion », le 2 octobre 2008

L’addiction, tout comme la religion, est une invention spécifiquement humaine. L’addiction, en quelque sorte, réactive l’extrême dépendance dans laquelle l’homme vient au monde, dépendance extrême qui est assez spécifique à l’être humain, et la religion parce qu’à partir du moment où l’homme est habité par le langage, est un être parlant, il nomme et tente de donner du sens à ce qu’il trouve autour de lui.
En toute première analyse, la religion, c’est avant tout donner du sens à ce qui dépasse l’entendement humain, c’est-à-dire la mort.
L’étymologie même du mot religion qui vient du latin « religare », signifie faire un lien, relier. Une religion est en quelque sorte un contrat social, une sorte de consensus au sens à donner au mystère qui nous entoure, voire un dogme qui s’impose aux membres d’une même tribu, d’une même culture, voire une civilisation commune. Avec la mondialisation des échanges et les projets scientifiques, nous comprenons comment l’humanité est passée du polythéisme localisé au monothéisme mondialisé, c’est-à-dire des dieux au Dieu.
Seulement, avec la révolution industrielle, la fin de l’idéal théocratique, vous assistez à la fin aussi de l’emprise religieuse en quelque sorte, pour reprendre Nietzsche qui écrivait en 1882 « Dieu est mort », pour rendre compte par une formule très concise de l’obsolescence du fait religieux à l’ère de la modernité.
La psychanalyse n’est pas en reste car avec Freud, elle assimile la religion à un symptôme. Freud qui comme chacun sait, était d’origine juive, se déclarait foncièrement incroyant bien qu’il ait transmis ses traditions culturelles à sa descendance. Il pouvait quand même dire à Ernest Jones, son biographe « Je me considère comme un des plus dangereux ennemis de la religion ».
La religion comme symptôme en tant que, comme toujours en psychanalyse, le symptôme est une solution. Une solution, certes, imparfaite, mais une solution à un conflit intrapsychique. Dans la perspective freudienne, la religion apparaît comme une solution à la maîtrise de la vie pulsionnelle, toutes ces pulsions qui nous encombrent quotidiennement. Il suffit de voir l’embarras de toutes les religions avec le sexuel et l’inflation des restrictions que toute religion impose à ses ouailles. « La religion est une tentative d’humaniser les forces de la nature en vue de les contrôler », écrit Freud en 1927. Bien plus, la religion estun symptôme obsessionnel. Dans le même texte, Freud écrit « la religion serait la névrose de contrainte universelle de l’humanité ». Il fait ici allusion au sentiment de culpabilité, aux multiples rituels, à la soumission à l’autorité et à tous ces traits de caractère que nous rencontrons chez les névrosés obsessionnels.
Jacques Lacan était bien plus proche de la religion, d’une certaine façon, il était tombé dedans quand il était petit. Néanmoins, s’il était féru de Saint Augustin et autres grands théologiens catholiques, il a toujours maintenu la psychanalyse dans une position d’extra territorialité vis-à-vis de la religion. « La psychanalyse au regard de la religion est dans une position essentiellement démystifiante », dit-il en 1966.
S’il ne renie pas le caractère obsessionnel de la pratique religieuse, Lacan va s’emparer du signifiant « Dieu » pour désigner une fonction inhérente à l’inconscient, ce qu’il va nommer l’origine sacrée du langage. Ce qui fait que l’être humain n’est pas un animal comme les autres, mais un être parlant, un être qui parle.
Avec Lacan, Dieu va devenir une fonction inconsciente, celle qui fait que ça parle chez l’homme. Un peu plus tard, il le nommera autrement, il l’appellera le « grand Autre ». Dieu, le « grand Autre » Lacanien c’est cet univers de langage dans lequel nous sommes tous immergés, comme êtres parlants, bien avant même notre conception, c’est l’environnement culturel, identitaire, social dans lequel nous sommes baignés.
Je cite Lacan, « Dieu est proprement le lieu où, si vous me permettez le jeu, se produit le Dieu, le dire et aussi longtemps que se dira quelque chose, l’hypothèse de Dieu sera là, comme si ce Dieu avait jamais manifesté une présence quelconque ».
L’addiction, elle, se présente également comme un symptôme, c’est-à-dire comme une solution à un conflit intrapsychique. L’addiction s’apparente à la religion dans le sens où elle suppose une ritualisation du quotidien, que ce soit le rituel du bistrot, de la seringue ou même de la cigarette. L’addiction n’est pas en reste avec l’obsessionalité, avec son cortège de soumissions toxiques, de sentiments de culpabilité etc. L’addiction comme symptôme parce que c’est aussi, comme la religion, une tentative de maîtriser la vie pulsionnelle ou de résorber un traumatisme psychique ou une façon de retarder l’effondrement dépressif ou la dissociation psychotique.
À la différence de la religion, l’addiction ne fait pas de lien social. En fait, l’addiction se présente comme une sorte de religion privée pour reprendre un mot du psychanalyste Jacques Sedat. L’addiction comme religion privée manifesterait le retour dans le sujet, dans le corps et dans l’inconscient, le retour du refoulé religieux, ce religieux qui a été refoulé dans le social.
À cet égard il ne semble pas du tout anodin que l’accroissement des phénomènes addictifs soit concomitant à la décrue de l’emprise religieuse. Le déclin de la religion des pères dans le social s’accompagne du retour du signifiant religieux dans l’inconscient. Alors que le contrat social religieux s’imposait à tous de l’extérieur, c’est aujourd’hui dans l’intimité de l’être parlant que s’élabore une petite religion personnelle. Une religion de la mère qui commémore l’état de dépendance fusionnelle de la petite enfance, ce paradis que nous avons irrémédiablement perdu.
C’est pourquoi nous allons vers une société addictive, nous assistons à la multiplication et à la massification des addictions de toutes natures, addictions aux jeux, au sexe, à l’internet, au sport etc. En fait, tout se passe comme si, alors qu’auparavant, nous avions un Dieu qui s’imposait à tous, aujourd’hui, nous sommes sommés, chacun, de construire notre petit Dieu personnel, notre petite religion privée comme cela avec tout son cérémonial, son rituel etc.
Entre la religion des pères, des grands monothéismes et la religion de la mère, addictive, la psychanalyse offre une alternative.