Jean-Pierre Lebrun : « Le Burnout : une désaturation réelle »

Intervention à la 13ème journée de l’addictologie de Douai, le 29/09/2016

J’ai pensé que je ferais avec vous, si vous le permettez, le travail que j’ai fait dans ma tête de psychiatre et de psychanalyste lorsque j’ai été confronté pour la première fois à cette appellation de « burnout »

J’ai dit que je ferais avec vous, « le travail ». Cela veut dire que je me situe dans le registre d’un « travail » ; je n’ai pas dit qu’il s’agissait d’un « emploi ». Simplement parce que – il y a un petit livre que je vous conseille de Bernard Stiegler qui s’appelle « La fin du travail » – il n’est pas impossible que nous soyons en train d’assister, mine de rien, à ce que ce ne soit plus le travail qui soit le problème, mais justement à ce que ce travail soit aujourd’hui réduit à n’être plus qu’un emploi. Ce qui n’est pas du tout la même chose. Entre les deux, en passant du travail à l’emploi, vous avez gommé le travail de subjectivation, l’assomption par le sujet de cette part de lui-même que représente et que conditionne toujours son « travail ». Pour le dire simplement, le travail ce n’est donc pas qu’avoir un travail ; c’est « être » au travail. Et tant mieux si en plus, cela me donne de l’emploi. En revanche, avoir un emploi n’implique pas d’emblée d’être au travail. Cette précision peut déjà être utile pour nous aider à repérer les enjeux du burnout.

Ma première réaction quand j’ai eu affaire à ce terme de « burnout » a été de devoir faire face, voire même tout de suite de contredire les collègues psychanalystes qui, de cette nouvelle appellation – parce qu’elle date de 1985, quelque chose comme ça – c’est le cas de le dire, n’avaient nullement « cure ».

En fait, cette appellation, selon d’aucuns, daterait de 1969 ; Harold. B Bradley aurait été la première personne à désigner, dans son article « Community-based treatment for young adult offenders », un stress particulier lié au travail sous le terme de burnout. Ce terme est ensuite repris en 1974 par le psychanalyste Herbert J. Freudenberger puis par la psychologue Christina Maslach en 1976 dans leurs études des manifestations d’usure professionnelle.

Mais pour la majorité des psychanalystes, il n’y avait que la cure et ce mot de « burnout » n’était en somme qu’un mot de plus de cette novlangue qui était en train de s’emparer de nous sous l’égide du management. Il n’y avait donc pas de raison de céder à cela ; le burnout n’aurait désigné rien d’autre que la fatigue, l’épuisement … Ce n’aurait été nullement une pathologie nouvelle mais simplement une nouvelle nomination d’un symptôme par ailleurs connu depuis longtemps. Et il est vrai que de plus en plus de gens s’en prévalent, de ce burnout, comme pour légitimer, voire justifier un moment de fatigue ou d’évitement.

Quand vous savez que la dépression est souvent taxée de lâcheté morale, on peut aussi dire que, d’une certaine façon, il n’est pas impossible que faire appel au burnout pourrait pour certains venir légitimer qu’ils en ont simplement assez de leur fonctionnement.

Mais cela ne m’arrangeait pas que ce soit simplement considéré comme une nouvelle appellation parce que j’avais l’impression qu’il y avait quelque chose en plus dans cette expression. J’avais personnellement l’habitude de ce genre de position contestataire parce que lorsqu’il y a 20 ans j’ai publié « Un monde sans limite », en lacanien que j’étais de par mon appartenance de famille, j’ai eu droit à une levée de boucliers parce que j’y parlais des borderlines et que, sans vouloir du tout consentir pour autant à un diagnostic de structure, je prétendais que ces borderlines, il fallait de plus en plus les prendre en considération, en tout cas dans leur phénoménologie, les identifier comme quelque chose qui était en train d’émerger et qui depuis s’est plutôt de plus en plus rencontré. Tout le monde est d’accord aujourd’hui pour dire qu’il y en a de plus en plus.

Donc, j’ai continué à me laisser intriguer et à maintenir ma vigilance, sans doute motivé par ma sensibilité au monde contemporain et à ce qu’il y a inéluctablement quelque chose que nous passons le plus souvent au bleu, c’est l’articulation du singulier et du collectif.

Je le dis pour les psys que nous sommes, car à première vue, on pourrait penser que les psys n’ont à s’occuper que du singulier. Or, je crains que ce ne soit une grande erreur que de persister dans cette voie, simplement parce que la logique collective prévaut sur celle du singulier, et que celui-ci va toujours devoir trouver sa place dans la logique collective qui est celle de son temps. Toutes les logiques collectives ne sont en effet pas les mêmes. Et aujourd’hui justement, pour le dire très rapidement, vous repérez bien que la logique collective qui est à l’œuvre est en panne de transmission. Elle ne transmet plus. Elle a considéré comme désormais tout à fait obsolètes toute une série de valeurs qui étaient celles du monde d’hier. Et du coup, on se retrouve confrontés à de soi-disant nouvelles valeurs mais en même temps surtout à une sorte de brutalité dans la rencontre des contraintes auxquelles tous les humains doivent se confronter.

N’entendez s’il-vous-plaît pas dans mon discours que je serais en train de vous dire qu’il nous faudrait revenir aux anciennes valeurs, d’abord parce que je n’y crois absolument pas, mais simplement parce que ce n’est pas de cela dont il s’agit.

Il s’agit en revanche de nous apercevoir que les semblants qui vous donnaient hier des repères pour fonctionner dans le monde sont devenus obsolètes, périmés, et qu’on vous en donne d’autres, j’ai envie de dire des pseudos, parce que ces autres ne rendent pas vraiment compte de ce à quoi nous avons tous toujours affaire, aujourd’hui, qui est ce qu’exige la condition humaine comme telle.

Le fait, par exemple, que l’insatisfaction soit de structure. Vous pouvez toujours espérer qu’un objet viendra vous satisfaire, mais vous ne ferez jamais qu’espérer, je vous l’assure ! Et d’ailleurs, vous le savez très bien, en plus.

Donc, la question qui est devenue la nôtre est celle-ci : nous sommes laissés à nous-mêmes, abandonnés devant des réalités pourtant inéluctables mais que le discours social d’aujourd’hui se donne la charge, si pas d’escamoter, en tout cas, de ne plus vraiment mettre en évidence, de ne plus vraiment indiquer. Et vous allez voir que ceci est très opérant et que ce n’est peut-être pas sans rapport avec cette question du burnout.

Bien sûr, à mon refus de vouloir ramener ce terme de burnout à quelque chose de connu, il a été immédiatement rétorqué que c’est moi qui voulais toujours faire entendre de l’inédit là où il n’y avait fondamentalement rien de nouveau.

Et au fond les deux points de vue sont vrais. Je ne crois pas que nous soyons devenus des martiens ; nous restons bel et bien des humains terriens. Néanmoins, il y a beaucoup de choses qui ont changé, pour ne pas dire muté, et il s’agit peut-être d’en prendre la mesure, ou en tout cas de repérer dans quoi nous sommes emportés pour pouvoir donner à ce concept de burnout la spécificité dont il se pourrait bien qu’il tente de rendre compte. C’est ce que je vais essayer de faire.

Car il faut bien le dire, les changements, dont l’organisation du travail, ne sont pas seulement techniques ou économiques. Ils ont des incidences subjectives. Ils touchent la façon dont le sujet est constitué : ainsi, l’intensification du travail, le devoir toujours faire plus en moins de temps … tout cela finit par atteindre la subjectivité comme telle.

Le premier exemple que j’ai eu de « burnout » c’est celui d’un monsieur qui travaillait dans la  téléphonie – ce doit être les « télécom » chez vous – et qui avait constaté qu’on mesurait le nombre de secondes qu’il prenait pour répondre à un correspondant au téléphone. Et qu’il s’agissait désormais qu’il se modèle sur cette évaluation alors que ce brave homme, habitué au modèle d’hier et suffisamment âgé pour être à deux doigts de la retraite, devait tout à coup se soumettre à devoir répondre en x secondes aux gens, parce que le temps moyen de réponse était de cet ordre-là. Et il s’était rendu compte qu’il y avait une oreillette qui écoutait, non pas ce qu’il disait (on n’en était pas encore là), mais qui mesurait le temps qu’il prenait. Et cela le mettait complètement en difficulté pour faire son travail là où jusque-là, il n’avait aucune difficulté à occuper et à tenir sa place.

Alors on voit bien que l’intensification du travail, la flexibilité de la production, la montée en force des mesures soi-disant « objectives » parce qu’elles sont scientifiquement déterminées par des statistiques, la mise en concurrence des salariés, la promotion d’un imaginaire du sujet performant, l’externalisation menaçante, le fait de ne plus avoir un patron interlocuteur, de ne plus avoir d’adresse mais seulement d’avoir souvent à cet endroit-là des gens qui travaillent masqués – vous savez qu’une grande entreprise belge à Charleroi, Caterpillar, qui vient de devoir fermer … et tout le monde est surpris de s’apercevoir que l’on ne sait même pas où sont les patrons –, et en plus de cela, ce patronat qui aujourd’hui se cache derrière des audits pour assumer la fonction d’éventuellement licencier dans les situations où ils doivent le faire. Ils n’osent même plus prendre leurs décisions en face… On avait été très choqué parce que ces patrons étaient venus parler en anglais aux ouvriers wallons. C’est-à-dire qu’ils n’avaient même pas pris le soin de se faire entendre dans la langue de ceux qu’ils dirigeaient pour pouvoir dire que voilà, ils avaient le pouvoir et ils décidaient de licencie ! Mais en attendant, ils auraient quand même eu à devoir considérer l’autre comme un interlocuteur. Et cela, justement, c’est une façon de faire qui est en train de se terminer. Basculement donc, de la discipline à la performance. Un individu performant, c’est de plus en plus cela qui est demandé aujourd’hui.

Mais tout cela change la condition subjective au travail et il me semble que du coup, on ne peut pas se limiter à penser la question en termes d’une fatigue ou d’un épuisement inhabituel. Ce mot de burnout dit donc autre chose.

Je le pensais d’autant plus qu’il y avait un petit élément qui m’était apparu, et tout à fait précieux, c’est qu’il arrivait très souvent que ce burnout soit uniquement professionnel. Les gens, dans leur privé, ça n’allait pas si mal ; ils continuaient à se débrouiller. Mais à l’endroit précis de leur travail, ou de leur emploi c’est à voir, c’était l’impasse.

Notez que depuis – on l’a évoqué tout à l’heure – il y a aussi le burnout parental, maternel … Et il est évident que l’appellation peut contaminer toute une série d’autres champs. Mais en principe, il est souvent resté limité à la question de la profession.

Alors, c’est donc en tant qu’intéressé par ailleurs aux modalités nouvelles d’une autre expression aujourd’hui aussi de plus en plus répandue, celle du « vivre ensemble » que je soutiendrais volontiers que celles-ci ne me semblent pas sans rapport avec l’émergence de ce que l’on appelle aujourd’hui le « burnout ».

Je ne vais pas, si vous le voulez bien, longuement développer ces dites modalités, d’abord parce qu’on n’en a pas le temps, mais aussi parce que j’ai déjà écrit beaucoup à ce sujet. Je vais simplement vous en donner la ligne générale pour pouvoir relever deux, trois traits qui sont en résonance avec cette question du burnout.

La ligne générale dont il faut quand même que nous prenions la mesure, aujourd’hui en 2016, c’est que depuis 20 à 30 ans le monde a changé en profondeur. En tout cas le nôtre, celui où nous sommes. C’est une mutation qui a eu lieu et qui est toujours en cours ; qui suit des siècles de fonctionnement selon un modèle qui s’est complètement transformé. C’est vraiment un changement de paradigme ; ce n’est pas une question de détails : nous sommes passés d’une société verticale à une société horizontale. Je vais très vite en disant cela mais je veux simplement indiquer que, jusqu’il y a peu, nous considérions que nous faisions partie d’une société que nous lisions comme une pyramide, avec des chefs en position de sommet qui, de ce fait, avaient de l’autorité. À la limite, la façon dont ils l’exerçaient pouvait être tout à fait contestable mais ce qui n’était pas contesté, c’est qu’ils avaient la légitimité de l’autorité.

Dans un tel contexte, il y avait de l’opposition, du refus, mais en même temps, dans les bons cas, ai-je envie de dire, une pacification était ainsi possible lorsque l’un et l’autre des protagonistes ne se sentaient pas trop lésés.

Il y avait aussi du coup une appartenance à cette pyramide, qui faisant qu’on s’y sentait reconnu. Vous savez aujourd’hui le drame de la reconnaissance, par exemple, il est de plus en plus fréquent qu’a contrario, les gens se plaignent de n’être pas reconnus.

Si nous sommes passés à une société horizontale, il a fallu, pour raison de démocratie et cela tout à fait légitimement, en finir avec ceux qui pouvaient abusivement profiter de cette place du sommet que vous aviez d’emblée présente dans le modèle pyramidal. Il suffirait de parler des généraux de la première guerre mondiale qui envoyaient au front et donc à la mort des soldats par pur espoir de gloire personnelle pour savoir que de tels abus ont bel et bien existé, et qu’ils étaient même fréquents ; eh bien, à cela on a voulu dire « Non, on n’en veut plus ! ».

Et surtout, on voulait que, désormais, dans la tête d’un chacun, il n’y ait plus besoin de cette figure qui a toujours représenté, à juste titre, le premier qui occupait ce sommet de la pyramide, c’est-à-dire le père. Le père et le patriarcat, on n’en veut plus !

Je ne dis pas cela de manière négative. Je dis qu’on a eu raison d’une certaine façon car, si je me reporte en arrière, au temps de l’empire romain, tant qu’il vivait, ce père avait tout à dire. Le fils n’avait qu’une chose à espérer, c’est que le père meurt, car jusque-là il n’avait aucun droit à la parole. Ce sont ces habitus avec lesquels on voit bien que l’on n’est plus d’accord, aujourd’hui dans le collectif. Je ne vais pas développer comment cela est venu mais je crois que vous le repérez et que vous le percevez à l’œuvre.

Mais cela a induit l’effet suivant auquel nous avons toujours à faire aujourd’hui : c’est que dès que quelqu’un prend une position un peu différente, dès que quelqu’un occupe une place qui pourrait avoir une certaine autorité à votre égard, vous le suspectez aussitôt de venir rappeler ce fonctionnement pyramidal, vertical, dont précisément nous ne voulons plus. Et donc vous le récusez ! Vous estimez qu’il n’a plus aucune légitimité à fonctionner ainsi !

Vous voyez que, simplement avec ce changement de paradigme qui est là à l’œuvre, nous nous voulons désormais tous sur le même pied, à égalité ! Ce n’est pas à vous, héritiers de 1789 que je dois dire que cela a eu son mérite. Cependant, à force de vouloir tout égaliser, nous sommes dans une société aujourd’hui inédite.

Et je vous en donne un trait que je reprends à Marcel Gauchet mais que je trouve tout à fait juste : « L’individualisme contemporain réalise un programme annoncé depuis très longtemps dans notre histoire. (…) L’individu est le but, il ne s’agit pas de récuser celui-ci. (…) Mais l’individu au sein de quelle société ? C’est sur elle que porte la question. La société doit être repensée comme telle, ce qui constitue dans le contexte actuel un vrai problème. Nous devons essayer de comprendre la formule de cette « société des individus » pour de bon advenue, dont la propriété la plus troublante est une incapacité à se penser comme une société. »[2]

Vous voyez bien la difficulté : c’est que si nous sommes uniquement des individus, les uns à côté des autres, il y a un problème. Et il y en a même deux à mon avis. Si je garantis ou que j’essaie de valoriser au maximum l’égalité dans les positions respectives qui, je vous signale entre parenthèses, sont contredites par le fait de ce que l’usage de la parole exige, comme par exemple, qu’en ce moment, je suis le seul à parler et que vous, mes auditeurs, vous vous taisez. Parce que dès qu’on parle on est pris dans cette exigence de la différence des places … Donc, dire qu’il ne devrait plus y avoir cette différence, c’est peut-être ce que l’on peut espérer, mais dans le concret, ce n’est pas si clair. Mais je reviens aux conséquences de mettre cette valeur-là, l’égalité, au programme de tout le social, elles sont au moins deux :

D’abord, cela finit par éliminer toute légitimité à ce sommet, mais donc aussi bien à un éventuel représentant de la société elle-même qui pourrait en toute légitimité prévaloir sur les individus. Imaginez un instant que nous n’ayons pas été informés que c’est à midi que l’on s’arrête pour la pause repas, il n’est pas sûr que la moitié d’entre nous ne serait déjà pas partie à l’apéritif… Donc ce serait plutôt compliqué. Il faut garder cette position de prévalence, d’autant plus que, rappelez-vous, il n’y a pas un individu ici dans la salle qui ne soit pas tributaire du collectif qui a toujours déjà existé avant lui. Donc, l’individu autonome que l’on prétend être l’entrepreneur de lui-même, c’est quelque part un mensonge flagrant ! Ce n’est pas comme ça que les choses marchent.

Ensuite, deuxième trait et difficulté, que je vous pousse à l’extrême, c’est que si vous allez jusqu’au bout dans l’égalité et l’horizontalité en voulant à tout prix vous débarrasser de toute verticalité, vous allez être contraints à mettre parents et enfants sur le même pied. Je ne vois pas au nom de quoi la différence générationnelle viendrait encore trouver sa légitimité.

Et je vous signale que c’est ce qui arrive dans l’éducation. On ne sait plus très bien parfois qui est qui, voire si ce ne sont pas les enfants qui deviennent les parents de leurs parents. C’est important, parce que du coup c’est comme si la génération du dessus abandonnait la génération du dessous à devoir se confronter à ce que c’est que la vie, sans oser lui transmettre ce qui leur avait permis à eux de se trouver à la place qu’ils occupent.

Voilà le tableau de ce changement de société dans lequel nous nous trouvons et je voudrais reprendre maintenant deux, trois traits qui ont, de ce fait, des conséquences sur la question qui nous intéresse, le burnout.

La première, c’est qu’évidemment dans un tel fonctionnement horizontal, il y a de facto, une absence de légitimité à l’autorité ; il n’y a plus de représentation d’une place de sommet à occuper.

Ceci peut rejoindre notre sentiment à tous, surtout dans nos milieux, que l’autorité est là pour nous brider, voire nous brimer dans nos singularités et donc qu’elle est un poids dont nous voudrions bien nous débarrasser. Et l’horizontalité justifie qu’on veuille se passer de l’autorité. Mais on oublie cependant, ce faisant qu’elle est aussi ce qui nous permet de riposter.

L’enfant, quand il est face à une autorité qui, forcément, peut vouloir le limiter, doit construire sa riposte d’autant plus s’il la repère comme abusive, excessive, inadéquate, injuste. Par contre, s’il ne la rencontre pas, il rentre dans le beurre. On peut croire que, de ce fait, il est plus tranquille, mais surtout en ce cas, il n’a plus à élaborer psychiquement pour faire entendre sa singularité à l’égard du groupe ou à l’égard de celui qui le représente.

Mais, de ce fait, s’il n’y a plus de représentant du collectif auquel se confronter, il n’y aura plus qu’un affrontement de singularités. Si chacun ne s’en tient plus qu’à sa singularité, comment nous allons faire pour « vivre ensemble » ? Au nom de quoi est-ce que vous valez plus que moi ou moi plus que vous ? Pour le dire simplement, en en restant à la seule horizontalité, nous nous préparons plutôt à la guerre civile !

Deuxième trait : dans un tel contexte, on essayera de dénier le conflit ; faute de pouvoir trouver une issue pacifiée, on travaillera surtout en amont à éviter de laisser survenir le conflit. On appelait en Belgique l’un de nos précédents premiers ministres, le démineur ! 

Il va de soi que si vous méconnaissez que la dissymétrie existe toujours, qu’il y a toujours des différences de place, fut-ce entre parents et enfants, eh bien, vous allez estimer que le conflit devrait ne plus avoir de place, qu’il suffirait de trouver des arrangements.

Mais attention, parce que si vous vous laissez convaincre – et c’est certainement ce qui se passe au niveau du travail – de ce que le conflit n’a plus sa véritable place, vous escamotez en quelque sorte l’interlocuteur, c’est-à-dire aussi bien l’adresse.

N’est-ce pas ce qui nous arrive au niveau des entreprises aujourd’hui, c’est que la conflictualité ne sait plus à qui elle s’adresse. D’accord, on fait des grèves, en Belgique pour le moment d’ailleurs, mais elles s’adressent à qui ? Au gouvernement ? Mais est-ce que c’est vraiment le gouvernement qui est l’interlocuteur ? On ne sait plus très bien tant la dimension de la conflictualité n’est comme plus prévue au programme.

Et ça, c’est très embarrassant ! Parce que cela veut dire que nous ne travaillons plus à reproduire les ressorts psychiques qui vont nous permettre de soutenir un conflit et d’arriver à des changements, à moins d’injustice…

On ne pourra d’ailleurs plus distinguer si c’est une revendication faite au profit du collectif ou seulement d’un individu à ses fins propres. Aujourd’hui chacun revendiquant pour lui-même, et étant de plus soutenu pour ce faire par le droit, il se trouve que nous sommes dans une société qui ne se pense plus comme société mais seulement comme agglomérat d’individus.

Alors, cette négation du conflit au niveau collectif contamine la légitimité du conflit chez chacun, y compris chez celui qui travaille. Et Thomas Périlleux qui va parler tout à l’heure a écrit et soutenu à juste titre que souvent les gens atteints de burnout n’élaboraient plus leurs conflits internes. Autrement dit, il n’y a plus chez eux, subjectivation de la conflictualité.

Il y a au contraire, soumission, fût-ce pour garder son emploi, à un tas de contraintes de plus en plus pressantes et stressantes, mais qui ne sont plus reprises au titre subjectif d’une conflictualité interne.

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Vous pouvez penser que cela peut tenir au fait que l’on n’a plus jamais voulu donner de la place à cette conflictualité et que du coup, les sujets n’y ont plus été obligés, n’étaient plus contraints à essayer de se débrouiller pour s’opposer, chacun à son propre titre.  Ils se laissaient complètement, dirait-on, manipuler, jusqu’au moment où … ça ne va plus.

Mais, s’ils n’ont pas beaucoup de ressources pour endosser la conflictualité, on comprend pourquoi : on leur dit « mais il n’y a pas de conflictualité ; le manager et le management ce n’est pas une dissymétrie, ce sont seulement des « différents » autour de la même tâche… ». Cela s’appelle aujourd’hui de la gestion, de la gouvernance, plutôt que du gouvernement, mais ça cache le fait que parfois, ceux qui continuent effectivement de gouverner, on ne sait pas où ils sont.

Et ceci vaut au niveau européen, vous le savez bien. Ou dans les entreprises, ou même dans les équipes de football… Ce qu’il en est légitimement de la gouvernance, de la gestion … Ce qui compte c’est que vous gériez bien votre équipe. Mais pour pouvoir bien la gérer, tournez-le comme vous voulez, de temps en temps vous allez devoir user de la place de responsable, c’est-à-dire de celui qui assume sa division entre les intérêts particuliers et une fonction collective qu’il a la tâche de faire respecter.

Il n’y a souvent plus que le responsable, le coordinateur, le directeur qui doit encore occuper cette place en assumant cette division. Ce qui fait d’ailleurs que l’on trouve de moins en moins de gens qui veulent l’occuper, parce qu’elle est tellement décriée aujourd’hui, et elle a tellement perdu ses prérogatives d’hier, qu’on peut en toute légitimité se demander « Pourquoi encore aller occuper cette place alors que j’ai un jardin à cultiver, que j’ai une femme et des enfants à aimer ? »

Alors, j’en reviens au burnout, précisément pour faire entendre qu’il est probablement, pour moi, la conséquence de ce que le lien social qui suppose des « pas tous pareils » – et si je dis des « pas tous pareils », vous pouvez virtuellement les déterminer comme égaux en pensant que c’est l’horizontalité qui va tout régler, mais moi je pense que si ce sont des « pas tous pareils » c’est, a contrario, chaque fois la possibilité d’une conflictualité qui peut et devrait être pacifiée !

Il n’y a pas tout le temps le conflit, voire la guerre, entre l’enseignant et l’enseigné, pas plus qu’entre le patron et l’employé…  il y a des arrangements qui font tiers et qui donc pacifient.

Mais prenons quand même la mesure de ceci, c’est que dans le modèle d’hier que nous avons quitté, celui, décrit par exemple, dans le Germinal de Zola, pour le dire vite, les patrons ne voulaient pas exploiter autre chose que la force de travail des gens, des ouvriers en l’occurrence. Mais, dans le modèle contemporain, pour pouvoir avoir une prise et une emprise sur les gens, il faut en arriver à « entrer dans leurs têtes » et avoir précisément fait tomber la référence paternelle, c’est-à-dire la référence qui permet à chaque sujet de continuer à s’adresser à l’autre avec la légitimité de pouvoir faire entendre son énonciation singulière.

Et bien aujourd’hui, c’est pour cela que l’on veut remplacer la conflictualité du lien social qui prévalait d’hier par un pseudo lien social, un lien qui se présente comme un lien social mais qui, à mon avis, n’en est pas un. Car le seul lien social qui nous caractérise aujourd’hui, c’est celui qui nous fait nous satisfaire de l’objet de consommation. C’est ce dernier qui nous unit désormais. Et nous y participons tous. J’ai un téléphone portable … Nous sommes tous sous dépendance de cet objet.

Or, cet objet de consommation, il masque une chose. Il masque que tout objet chez l’être humain est frappé du manque, de la négativité. Vous ne pouvez pas y échapper. Je vous l’ai dit au début. C’est comme ça ; telle est la condition humaine. Et le vivre ensemble n’est pas

Donc, il y a un mensonge qui préside dans notre société qui prétend faire un lien social par l’objet de consommation, puisqu’elle laisse penser que l’on peut se débarrasser du manque.

En se débarrassant du manque, elle rend évidemment les sujets d’autant plus dépendants de cet objet. C’est ce qui nous caractérise, c’est-à-dire que nous sommes tous devenus addictés à l’objet. Et en étant ainsi addictés à l’objet, nous faisons l’économie de notre engagement subjectif qui est pourtant la seule manière de faire pour avoir affaire à un sujet qui se sent responsable, qui tient sa place.

Et je crains beaucoup que le burnout arrive justement quand les gens, n’ayant plus été formés sur ce modèle-là mais plutôt formatés sur l’actuel, se trouvent tout à coup incapables d’encore faire face à la complexité des exigences qu’on leur présente comme incontournables et dont ils perçoivent bel et bien, eux, que ce n’est pas aussi positif qu’on ne le leur dit, mais qu’au contraire cela les aliène encore un peu plus !

Le burnout, en ce cas, ne serait pas tant une maladie qu’une saine riposte ! Avec Thomas Périlleux, nous avions déjà évoqué ailleurs que la première fois que quelqu’un a parlé du burnout, c’est dans le livre de Graham Greene, « La saison des pluies »[3], et effectivement, dans cet ouvrage qui date d’un demi-siècle, le burnout est plutôt une manière de commencer à se guérir, d’oser commencer à riposter à ce qu’il y a d’insoutenable dans la façon dont les choses se sont mises en place pour un sujet.

Mais cette riposte n’est pas une riposte à une société de discipline tel qu’on peut définir la société d’hier, mais c’est bien plus une riposte à une société de saturation.

Vous trouvez cette distinction que je trouve très pertinente dans le livre de Byung-Chul Han, ce philosophe allemand qui était ouvrier-métallo, d’origine coréenne, venu travailler en Allemagne et est aujourd’hui professeur de philosophie, et dont on traduit depuis peu les ouvrages en français. L’un de ses livres a pour titre « La société de la fatigue »[4] et je vous le conseille vivement. C’est un petit ouvrage dans lequel précisément il montre que nous ne sommes plus dans une société de discipline, telle que la pensait Michel Foucault. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a plus de discipline. Mais que nous sommes désormais dans « une société de saturation » qui bouche tous les trous, qui contient partout où elle le peut, qui a emprise sur ses membres. Ce n’est pas la même chose !

Le rapport à quelqu’un qui vous dis « Tu dois faire ça ! » laisse la possibilité de dire « Non, je ne le ferai pas ! », avec toutes les conséquences que cela implique. Mais le rapport à quelqu’un qui ne vous dit pas « tu dois faire ça » mais qui vous contraint en vous disant  plutôt « ce serait quand même bien que tu fasses ça » … « Tu n’es pas obligé d’aller voir ta grand-mère pour son anniversaire, m’enfin quand même ce serait quand même bien que tu le fasses, parce que franchement … » Et bien, du coup, le sujet ne peut plus dire vraiment non, ne peut plus vraiment s’opposer. Il est comme contraint « réellement » d’y aller et il y a quelque chose de sa subjectivité à lui qui est escamoté dans l’affaire.

Je crains que le burnout ne soit une riposte à cette manière d’être entièrement sous l’emprise de l’Autre. Alors, vous voyez que nous ne sommes plus là dans une tyrannie, mais bien plutôt dans un système totalitaire. Ou en tout cas, nous n’en sommes pas très loin.

Même si cela se présente très différemment des systèmes totalitaires que nous avons connu entre les deux guerres : ce qui y était promu c’est l’Un ; on y prônait le Un, la société comme Une. « Ein Volk, ein Reich, ein Führer » Vous connaissez les images terribles de ces manifestations unitaires comme l’étaient les jeux Olympiques de Nuremberg.

Aujourd’hui, on serait plutôt dans le totalitarisme des uns, au un par un, voire des Huns si vous voulez mettre un « H » au « un ». Nous sommes dans un totalitarisme des uns car on s’oppose à ce qui fait collectif, sans nous apercevoir que du même coup, c’est nos propres singularités qu’on évacue.

Si je vous dis cela, c’est parce que j’en prends exemple dans la langue : il y a une expression en français, qui dit « parler de son propre chef ». Autrement dit, si vous supprimez le chef, vous supprimez aussitôt de pouvoir parler de votre propre chef, mais du coup c’est votre propre singularité que vous supprimez.

On voit bien que la question du chef est beaucoup plus complexe qu’on ne veut aujourd’hui l’entendre : il ne suffit pas de le faire tomber, de le faire disparaître, d’horizontaliser. Parce que, de la même façon que nous avons certainement raison de vouloir horizontaliser ce qui n’était hier que verticalité, il va bien falloir que nous prenions en compte ou que nous reprenions en compte qu’il faut toujours qu’existe de la verticalité, sans quoi nous allons dans l’impasse. C’est un péché contre la condition humaine, de penser que l’on peut se débarrasser entièrement de la verticalité.

Voilà pourquoi j’ai proposé pour contribuer à étudier ce qu’est le burnout ce titre de « Désaturation réelle », parce que le burnout ce n’est pas, pour moi, quelqu’un qui s’oppose en paroles, ce qui serait le signe de ce qu’il subjective cette opposition. En revanche, il désature réellement et charge son corps de parler à sa place. Il n’en peut plus. Il ne sait plus, lui comme sujet, ce qui pourrait l’aider à riposter, mais la dernière riposte qu’il a à sa disposition par rapport à un système qui l’enserre, qui l’enferme, qui a emprise sur lui, c’est cette désaturation réelle, qui n’est donc pas organisée dans le symbolique.

C’est quelque chose qui va justement le mettre d’autant plus à mal et qui va faire que du coup nous pouvons l’entendre, et je terminerai par là, comme l’indice de ce que dans le travail aujourd’hui, la notion de subjectivation est souvent abolie. Ce n’est souvent plus qu’un emploi, comme le disait Stiegler, qui est en soi déjà désubjectivé mais qui de plus, s’avère aussi désubjectivant, vu le flux surtendu auquel le sujet est astreint.

Le sujet n’a donc plus cette possibilité de riposter autrement que sans le réel, et ceci donne du coup des indications pour ce qui en serait la thérapeutique.

Parce que chaque fois que celui qui est atteint de burnout, vient voir un médecin du travail ou quelqu’un qui le reçoit, se rétablit quelque chose qu’il n’a plus à disposition, c’est-à-dire un interlocuteur, une adresse. Il retrouve de l’adresse. Et rien que cela peut l’aider à resubjectiver sa position. Ce n’est pas garanti, loin s’en faut, parce que cela dépend aussi de lui, bien sûr. Mais c’est un élément crucial qu’il ne faut absolument pas oublier.

Si vous aimez le cinéma, allez voir le film « Toni Erdmann » réalisé par Ade Maren. C’est un film sur un père qui n’est plus qu’un comique et qui intervient auprès de sa fille complètement engagée dans la réorganisation des entreprises en Roumanie, où elle a la charge de faire des audits pour pouvoir, comme on dit aujourd’hui « externaliser », autrement dit licencier.

Elle le fait avec la rigueur, la détermination mais aussi la froideur qui convient à ce type de job ! Et ce père qui est un peu amuse la galerie, qui vient de voir mourir son chien et commence à sentir que sa mort approche, va voir sa fille en lui demandant « est-ce que tu es heureuse comme ça ? »

Et c’est le début d’une conflictualité entre eux, c’est un film plein d’humour, qui fait bien entendre que dans le discours du capitalisme tel qu’il s’organise aujourd’hui, nous n’avons probablement que le poids de la riposte de quelqu’un qui tient encore sa place – ça peut être  chacun d’entre nous à l’endroit où il se trouve – qui soutient sa place d’interlocuteur pour un autre, ce qui est finalement le levier pour ne pas être complètement englouti dans ce qui se présente comme un lien social mais qui n’en est plus vraiment un.

                                                                                                          Jean-Pierre Lebrun


[1] Intervention faite le 29 septembre 2016 à Douai dans le cadre d’une journée de travail sur le Burnout. Il a été laissé à ce texte son caractère de présentation orale.

[2] GAUCHET, M. La gauche au défi de la société des individus.

[3] GREENE, Graham. La saison des pluies. Intitulé en anglais « The burnout ».

[4] HAN, Byung-Chul. La société de la fatigue.

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