Sexe, Genre et Addiction

Editions l’Harmattan

La question que nous avons choisie d’aborder aujourd’hui est une question un peu particulière, dans le sens où c’est quelque chose que nous avons comme le nez au milieu de la figure tous les jours, lorsque l’on travaille en addictologie ; une question qu’habituellement nous ne nous posons jamais. C’est-à-dire : pourquoi les usagers de substances psychoactives, alcool ou drogues, appartiennent pour près des trois quarts au sexe masculin ? Avec cette question subsidiaire, qui serait de nous interroger sur d’éventuelles spécificités de l’addiction au féminin, et de l’intérêt d’en tenir compte dans le dispositif de prévention, d’accueil et de soins en addictologie.

Nous pourrions penser comme cela en première approximation, qu’il existe un biais de recrutement, une difficulté particulière pour les femmes intoxiquées, à effectuer une démarche de soins. Par exemple, on a longtemps cantonné l’alcoolisme féminin à l’image de la femme solitaire, honteuse, s’adonnant en cachette à son vice.

Les études épidémiologiques décrivent une autre réalité, qui est que les trois quarts des décès attribués à l’alcool ou au tabac concernent la population masculine. L’épidémiologie retrouve avec une constance assez remarquable, quel que soit le pays ou la législation, le fait qu’il y ait trois fois plus de sujets de sexe masculin qui s’adonnent au tabac, à l’alcool, aux drogues illicites ou aux jeux compulsifs.

Seule la consommation de médicaments psychotropes concerne deux fois plus la gent féminine. Il paraîtrait que les médecins prescrivent bien plus facilement ces médicaments psychotropes aux femmes qu’aux hommes.

L’addiction apparaît donc sexuée. Il existe une relation étroite entre le sexe masculin et l’intoxication. Mais, qu’est-ce qu’exactement que le sexe ?

L’étymologie du mot sexe vient du latin « sexus », dont l’origine proviendrait du latin « secare » : couper, diviser.

Cette racine latine indique assez bien la séparation des sexes, ce qui constitue la caractéristique primordiale et indispensable de la reproduction sexuée.

C’est en tant qu’êtres sexués que nous sommes au monde. Le sexe est avec le patronyme le support essentiel de l’identité et même le premier trait identitaire dans la rencontre avec l’autre.

Freud écrit ainsi dans les « Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse » : « Masculin ou féminin est la première appréciation que vous faites quand vous rencontrez un autre être humain. »

Dans les « Trois essais sur la sexualité« , Freud déploie sa réflexion selon trois dimensions : la dimension biologique, la dimension sociologique et la dimension psychologique. C’est sur ce schéma que nous avons construit le programme de cette journée et sur ce schéma que je vais reprendre la suite de ma présentation.

En ce qui concerne la biologie, nous ne disposons que de données scientifiques assez parcellaires et à mon sens peu convaincantes.

Tous les auteurs reprennent la notion d’un liquide corporel moindre chez les sujets de sexe féminin, ce qui rendrait compte d’une métabolisation différente des substances psychoactives et d’une gravité plus importante des pathologies induites.

De façon plus intéressante, lors de la première Journée Nationale Suisse « Genre et addiction« , en 2006, le docteur Yvan Berlin indique que le devenir des toxiques exogènes chez la femme varie selon le cycle menstruel, lors de la grossesse ou après la ménopause. La différence majeure entre homme et femme, dit-il, est liée au milieu hormonal.

Il décrit, en outre, un effet de télescopage dans l’alcoolisme féminin, soit la conjonction de l’apparition d’une tendance à l’abus plus tardive et de l’apparition plus précoce des lésions d’organes.

D’un point de vue social, les modes de consommation apparaissent moins liés au sexe anatomique des individus qu’aux rôles sociaux qui modulent les rapports entre les hommes et les femmes.

L’usage des substances psychoactives apparaît en grande partie être un usage social, façonné par l’histoire, la culture, les rapports sociaux de sexes et la représentation qu’il véhiculent (« Bulletin Epidémiologique Hebdomadaire« , de mars 2009).

C’est ce que nous appelons la notion de « genre », qui se développe dans les sciences humaines à partir des « Gender studies« , nées aux États-Unis dans les années 70.

Toujours dans une dimension culturelle et sociale, la consommation de substances psychoactives apparaît bien plus stigmatisée chez les femmes, alors que chez les hommes, la prise de risque et l’intoxication sont autant de signes de virilité.

Les études épidémiologiques font apparaître, outre, une surmédicalisation des femmes, des antécédents de traumatismes et d’abus sexuels, dans 25 % des cas et surtout chez la moitié d’entre elles, l’influence décisive du conjoint.

C’est tiré de l’enquête « Coquelicot« , une enquête épidémiologique qui s’est déroulée de 2004 à 2007. La conclusion : dans la dynamique du couple, le conjoint usager de drogue est le plus souvent le détenteur du produit, l’initiateur aux drogues et à l’injection.

L’assignation sociale des femmes semble effectivement ne pas faciliter leur accès aux soins en addictologie. Entre leurs prérogatives maternelles, leur double charge professionnelle et domestique, et leur fréquente dépendance affective ou financière au conjoint ; l’organisation habituelle de la prévention, de l’accueil et des soins en addictologie peut apparaître inadaptée.

Des structures spécifiques se sont développées en Angleterre et en Allemagne. Elles sont plus nombreuses dans les pays nordiques que dans les pays méditerranéens et inexistantes dans les pays de l’Est.

En France, la prise en compte d’une spécificité féminine de l’addiction reste encore récente et parcellaire.

La troisième et dernière piste de réflexion : la dimension psychologique ou plus précisément psychanalytique.

Il y a un siècle, Freud faisait scandale, à Vienne, en affirmant le rôle central de la sexualité dans l’inconscient, et ce, dès l’enfance. L’expérience psychanalytique permet le dévoilement du sens sexuel caché du symptôme.  Par ailleurs, pour Freud, la bisexualité est originelle chez l’enfant et ce n’est qu’à l’issue du processus œdipien que s’affirme l’assomption du sexe.

« L’anatomie, c’est le destin« , affirme-t-il dans « La disparition du complexe d’Œdipe« . Mais le fait que l’anatomie soit le destin est contesté par Lacan, notamment dans le séminaire « L’angoisse« . Lacan met l’accent sur le rôle fondamental du symbolique.

Chez l’être parlant, la vie sexuelle s’affranchit de l’instinct sexuel.  Lacan dit en 1964 : « Au regard de l’instance de la sexualité, tous les sujets sont à égalité depuis l’enfant jusqu’à l’adulte, ils n’ont affaire qu’à ce qui, de la sexualité, passe dans les réseaux de la constitution subjective, dans les réseaux du signifiant. Dès lors, pour la sexualité humaine, il n’y a pas de prédétermination anatomique, pas d’objet élu préétabli, pas de finalité reproductive. »

Pour la psychanalyse, la sexualité s’exprime au travers des pulsions partielles. Pulsions partielles qui sont autant de modalités relationnelles à un autre être parlant et désirant.        La vie libidinale de l’être humain est orientée et structurée par le symbolique, c’est-à-dire par les injonctions et les prescriptions parentales, culturelles, sociales.

Lacan élabore les formules de la sexuation dans son séminaire « Encore« , pour rendre compte de la répartition des sexes selon une logique signifiante, celle de la position du sujet vis-à-vis de l’instance phallique.

Du côté homme, il se pourrait qu’il puisse l’être, ce phallus. À l’image mythique du père de la horde primitive, décrit par Freud dans « Totem et tabou« .   Du côté femme, elle échappe à cette emprise du tout phallique et peut avoir accès à une jouissance Autre.

La clinique addictive rend souvent compte de la difficulté du sujet à assumer cette position sexuée, quelles qu’en soient les raisons.

En 1975, lors de la séance de clôture des Journées des Cartels de l’Ecole Freudienne de Paris, Lacan énonce : « Il n’y a aucune autre définition de la drogue que celle-ci, c’est ce qui permet de rompre le mariage avec le petit pipi. » « Petit pipi », c’est l’expression qu’employait le petit Hans, l’une des cinq grandes psychanalyses de Freud. Tout ce qui permet d’échapper à ce mariage avec le phallus est le bienvenu, d’où le succès de la drogue.

Pour conclure cette brève introduction à notre journée de travail, il semblerait bien que, contrairement à l’assertion de Freud, l’anatomie ne soit plus le destin.

Chez l’être parlant, la vie sexuelle est éminemment corrélée au symbolique, aux lois du langage, c’est-à-dire aussi bien au discours ambiant qu’aux contraintes sociales, culturelles et morales. Dans ce contexte, les sujets masculins présentent effectivement une difficulté particulière à assumer l’instance phallique.

Mais l’émergence et le développement des études de genre semblent indiquer un dépassement, chez l’être parlant, de la binarité masculin/féminin et un effacement de la référence phallique, effacement que l’on retrouve par ailleurs dans le déclin de la fonction paternelle.

Ce que confirment les études épidémiologiques menées auprès des jeunes générations, à lire dans le « Bulletin Epidémiologique Hebdomadaire ».

La convergence des modèles de consommation masculin et féminin, chez les adolescents, témoigne des progrès de la mixité, tandis que la résistance des rites sociaux sexués à l’âge adulte va de pair avec la persistance des écarts.

En tout état de cause, la prise en compte récente, par la MILDT, de la problématique genrée de l’addiction apparaît souhaitable.

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