Pierre Delion: « Oury, donc »

Michel Lecarpentier, Pierre Delion, Oury, donc, Toulouse, Eres, 2022

Ce livre est dédié par Pierre Delion à tous les soignants professionnels œuvrant en psychiatrie. Un écrit revigorant dans l’occasionnelle conjoncture politique d’aujourd’hui qui est le livre d’une rencontre et d’une reconnaissance : rencontre déterminante de Jean Oury et reconnaissance pour un transfert de travail qui a nourri les élaborations personnelles de l’auteur.

C’est aussi le livre de la décision de transmettre aux jeunes générations les bases fructueuses mises en mouvement dès 1976 pour le jeune interne qu’était alors Pierre Delion avec tous ses copains et qui constituèrent la Bande à Basile pour animer le mouvement de psychothérapie institutionnelle à l’Hôpital de Sainte Gemmes-sur-Loire. Cette bande devint la cheville ouvrière du Groupe de Brignac, à l’initiative de Jean Colmin qui avait participé à quelques groupes du GTPSI et qui eut l’idée de solliciter Oury pour soutenir la création et le travail d’élaboration d’un groupe de praticiens de la psychiatrie de divers statuts exerçant en Bretagne et dans le Centre-Ouest de la France.

À partir de cette rencontre initiale, Pierre Delion tisse avec talent le parcours de Jean Oury : son arrière-pays, son pouvoir d’extraction conceptuelle si remarquable à partir d’un cheminement jalonné par ses rencontres intellectuelles personnelles actives sa vie durant, en prise sur son travail clinique de fréquentation au long cours des personnes psychotiques. Ce travail vise à soutenir les reprises existentielles et la possibilisation d’un processus thérapeutique tenant lieu de continuité existentielle quand le sentiment continu d’exister est aboli par le processus dissociatif. Cette thérapeutique active et continue vise à constituer un champ transférentiel complexe soutenu par la mise en œuvre d’un Collectif, cette machine abstraite qui peut permettre l’accueil des « vécus de fin du monde » et des déshérences produites par la Spaltung. Ce concept de Bleuler, primordial pour Oury permet de situer le plus essentiel des symptômes primaires de la schizophrénie : la dissociation est l’épreuve vécue par ces malades, elle est le moteur du processus déstructurant au long cours sur lequel il faut pouvoir regagner du terrain, car il confronte la personne du schizophrène à une extrême précarité, toujours menacée par le risque de rupture existentielle sans lien dynamique avec la temporalité qui préexistait.

Le parti pris de Pierre Delion est celui de la simplicité quand il présente les rencontres amicales qui ont permis que cette première bande de copains autour de François Tosquelles puisse mettre en mouvement la psychothérapie institutionnelle en intégrant de nombreux concepts recueillis dans leurs lectures ouvertes à des champs complémentaires propres à éclairer les processus d’humanisation des humains. Ce mouvement a réussi progressivement à mettre au travail un nombre extraordinaire de professionnels dans leurs cheminements thérapeutiques avec les personnes en soins psychiatriques.

Ainsi Delion évoque l’importance de la plupart des membres du GTPSI : Horace Torrubia, Roger Gentis, Jacques Schotte, Hélène Chaigneau, Jean Ayme, Philippe Rappart, tous médecins (hormis Félix Guattari qui y fut actif également) sensibles à l’encyclopédisme et aux positions foisonnantes d’humanité en prise sur le narcissisme originaire mises en œuvre par François Tosquelles. Son apport à l’Hôpital de Saint-Alban durant la deuxième guerre mondiale fut le creuset de nouvelles praxis menées avec Paul Balvet qui avait accueilli entre autres réfugiés, rien moins que François Tosquelles, André Chaurand, Lucien Bonnafé. Avec eux, les personnels laïcs travaillant de concert avec les religieuses de l’ordre de St Régis, l’Hôpital de St Alban-sur-Limagnole fut l’honneur de la psychiatrie française durant cette période où l’hécatombe des fous mena à la mort près de 45 à 60 000 malades dans les hôpitaux psychiatriques de notre pays. C’est donc à St Alban, par la transformation de la salle commune en Club Thérapeutique dès 1942 et par la décision d’ouvrir l’hôpital à l’ensemble de la population environnante, que le mouvement de Psychothérapie institutionnelle et la politique de Secteur psychiatrique prendront forme. Cette double révolution psychiatrique ouvrant l’essor d’une thérapeutique la plus active possible tant dans les hôpitaux que dans la cité anima le paysage français durant tout le XXème siècle. D’abord confrontée aux offensives antipsychiatriques des années 60 et 70, elle rencontre en ce début de XXIème siècle, les offensives politiques économiques mondiales développant une segmentation industrielle de l’hôpital-entreprise et l’actuel marché du handicap aujourd’hui à visée aussi restreinte qu’hégémonique. L’accompagnement et la compensation du handicap dans le champ de la Santé mentale sonneraient pour certains la fin de la psychiatrie générale et du soin psychique porteur d’humanité et de questionnement sur le sens de l’existence.

Les nouveaux métiers de l’accompagnement administré semblent en effet oublier les grandes questions humaines et anthropologiques et le mérite du livre de Pierre Delion est de réactualiser les questionnements humains initiés par le Conseil National de la Résistance en son temps après les désastres de l’industrie de la guerre et de la destruction : reconstruire le tissu social et permettre aux humains de retrouver le sens de l’existence après la Libération et ainsi pouvoir redonner à tout un chacun l’essor d’une liberté renouvelée. Durant les trente glorieuses comme il est convenu d’appeler cette époque, un mouvement culturel, intellectuel et scientifique se produisit. Les sciences humaines, la psychanalyse, la psychothérapie institutionnelle et la politique de Secteur psychiatrique furent des lieux participant à l’élaboration des grandes questions humaines y compris concernant la valeur humaine de la folie ou la remise en cause des conceptions dégradantes de la folie et des conditions de vie des peuples colonisés. À l’approche du XXIème siècle, les réorganisations du commerce mondial et l’industrialisation développèrent le chômage de masse comme nouvelle donnée structurelle dans le dernier quart du siècle comme avait été structurelle la succession des guerres au cours des XIXème et XXème siècle.

Le mouvement de psychothérapie institutionnelle est né du questionnement, issu de Marx et de Freud, sur l’articulation entre aliénation sociale et aliénation psychique au langage qu’Oury aimait appeler transcendantale pour signifier les dimensions structurantes de l’existence humaine qui traversent l’histoire et la géographie, mais qui marquent les structures personnelles et les histoires familiales dans toutes les civilisations. Chacune et chacun y trouve son rang dans sa génération et rencontre, plus ou moins à son insu, le concept d’Inconscient qui a ouvert le questionnement de Freud. Les premières avancées de Freud, des diverses générations psychanalytiques et l’apport de Lacan ont essayé d’en préciser l’articulation complexe au-delà des logiques biologiques aujourd’hui dominantes sinon à elles seules déterminantes dans les cheminements singuliers de chaque être humain. L’inscription de chacun dans les champs collectifs où il vient prendre part à l’élaboration conceptuelle et au travail communs, est toujours en quête du sens qui transforme dès sa naissance tout vivant en existant sensible à l’énigme de sa présence au monde et acteur d’une éthique où son désir le met en acte au contact des autres.

Pierre Delion évoque quelques-unes des influences philosophiques d’Oury : Kierkegaard, Heidegger, Maldiney, Lévinas, et bien d’autres qui purent nourrir les références théoriques et historiques contradictoires entre lesquelles Jean Oury s’exposa à trouver un chemin. Il lui fallut aussi à la rencontre de tous ces patients qui sont au fil du temps venus à La Borde pour une heure ou pour des années, veiller aux ambiances nécessaires à la possibilisation de (re) construire une vie, et de la maintenir le plus possible structurée. Cet accueil permit à nombre de personnes de pouvoir s’honorer de se dire « de La Borde » reconnaissant que « y avoir été » et que « pouvoir y revenir » avait désormais une fonction structurante au long cours dans leur reprise existentielle. L’existence en effet a lieu dans ces logiques de réversion qui animent les logiques humaines dans des exercices renouvelés d’investissement de soi-même investissant quelque chose, de séparation et d’inscription, dans des allées et venues qui sont la base de notre humanité à la recherche de ce qui la fonde pour chacun. Il est essentiel, comme dans la vie en psychiatrie, selon la belle formulation de Schotte, de pouvoir inscrire son origine dans des fréquentations multiples et différenciées pour que puisse se mettre en œuvre, dans la vie comme en psychiatrie, l’expérience partagée d’un processus qui intègre les cycles, les états, les paroxysmes vécus, ressentis et reconnus depuis notre naissance jusqu’au terme de notre vie.

Lire Oury est le titre d’un long chapitre où Delion présente, comme il les a rencontrés, l’ensemble des écrits publiés de Jean Oury dans un commentaire qui sensibilisera le lecteur à la recherche d’une lecture personnelle approfondie de chaque ouvrage. Pierre Delion extrait aussi les concepts-clés, retrouvés tout au long de l’élaboration et de la praxis clinique d’Oury en une vingtaine de pages très condensées, mais articulées, ciselées comme une dentelle poétique et clinique d’une richesse vive et incomparable. Ce recueil rassemble des concepts et des notions d’une modernité impressionnante à l’encontre des évolutions tragiquement régressives des pratiques recommandées aujourd’hui et pour la mise en œuvre desquelles sont formés les jeunes gens d’aujourd’hui qu’ils soient médecins, psychologues, infirmiers, éducateurs, pédagogues, et tous les travailleurs des champs de la santé, du médico-social et du social. Ils trouveront dans la lecture de Pierre Delion ouvrant leur recherche à la rencontre des textes d’Oury un foisonnement de questions et d’approches propres à retrouver le sens de leurs métiers et des possibilités de groupes de travail pour, avec leurs contemporains, leurs propres copains, explorer collectivement ce qui ne leur est plus enseigné et qu’ils devront en leur nom personnel entreprendre à la manière des Associations Culturelles regroupées dans la FIAC (Fédération Inter Associations Culturelles) et la Revue Institutions, qui sont pour les professionnels les analogues de la Société du Gévaudan de St Alban, du GTPSI, et de tous les Congrès et Rencontres organisés indépendamment des formations continues officielles par le Mouvement de Psychothérapie institutionnelle depuis sa naissance en 1952, ainsi baptisé par Georges Daumézon et Philippe Koechlin.

Dans sa conclusion, Pierre Delion définit Jean Oury comme « praticien-philosophe de l’action » capable de transformer le monde. Comme le proposait Tosquelles, l’homme n’est pas comme l’animal soumis à l’alternative de s’adapter ou de périr, « il convertit son milieu naturel en monde ». Il se fait homme en construisant le monde avec les autres. En écho à cet héritage issu de la guerre d’Espagne qu’avait transmis Francesc Tosquelles à Oury lui adressant ses dernières paroles, Delion conclut son ouvrage par quelques lignes que j’aimerais citer dans leur intégralité : « Je pense qu’on pourrait entendre Oury nous dire à tous, désormais, à peu près la même chose : “Ce truc-là, la psychothérapie institutionnelle, il faut que ça continue.” Aujourd’hui, nous disposons pour ce faire de l’immense héritage de sa pensée et de sa praxis. Oury, donc. »

Nous engageons chaque lecteur à lire ce superbe livre de Pierre Delion et à mesure des questionnements que suscitera cette lecture, de lire, seul(e) ou avec d’autres, et de laisser s’inscrire en soi-même ce travail d’élaboration mené par Oury au fil des quatre-vingt-dix années de sa vie à la rencontre d’autrui et du plus singulier dont chacun est porteur. Quelles que soient ses aliénations, être au plus proche de l’opacité d’autrui est plus que jamais nécessaire à notre époque où la fétichisation statutaire réifie les commerces humains dans une économie restreinte au processus de production consommation et à ses logiques comptables oubliant que l’essentiel de ce qui compte est inestimable.

L’humain handicapé est devenu un produit, une ressource fétichisée, réifiée pour faire travailler d’autres humains, professionnels mis dans des statuts prolétarisés sans véritable perspective d’évolution. La psychanalyse, aujourd’hui discréditée par les autoproclamés spécialistes d’une certaine science du comportement, ouvrait un espoir pour une autre conception de l’humanité, les modèles économico-financiers d’aujourd’hui tentent avec la complicité d’une grande part de professeurs d’université de refermer cette parenthèse humaniste reléguée abusivement aux hypothèses désuètes d’un autre siècle… les jeunes étudiants d’aujourd’hui n’en entendent même plus parler dans l’enseignement qui vise leur employabilité, c’est-à-dire leur soumission consentie à l’idéologie dominante du contrat. Se trouve tragiquement oublié que l’être humain est avant toute possibilité de contrat juridique un être de contact : il devient humain au contact des autres humains et doit pouvoir être accueilli pour ce qu’il révèle et manifeste d’unique, d’inattendu, d’inouï, d’inattendu, de nouveau dans son processus d’autocréation et de croissance. Tout humain doit éthiquement être envisagé dans cette perspective ouverte à l’événement de son mouvement existentiel promu par son désir singulier. L’accueil du singulier, la veillance sont, en toute circonstance, les modalités primordiales de la présence désirante pour autrui, la base même de la manifestation et de la mise en acte du Transfert. Comme la Médecine hippocratique, ce n’est ni une relation ni une prestation, mais le respect absolu de l’opacité d’autrui en chaque personne dans la rencontre avec elle.

Merci au Professeur Pierre Delion de s’adresser aujourd’hui aux étudiants et aux professionnels médecins et soignants dont les cheminements humains partagés sont aujourd’hui menacés de disparition pour être remplacés par les nouveaux métiers de l’accompagnement et des parcours.

Grâce à ce livre « Oury, donc », il met en contact chacun et chacune avec une approche des questions humaines qui permet de « demeurer paradoxalement ouvert à l’espoir » comme l’avaient été les exilés réfugiés à St Alban, qui participèrent aux parachutages préparant les combats qui se livrèrent dans leur proximité au Mont Mouchet… il n’y a pourtant pas si longtemps.

« Ça fait longtemps que ça dure, mais ça ne fait que commencer » disait Beckett. Oury aimait le citer, sensible à la logique humaine qui intègre « le hors-temps »

Une réflexion sur “Pierre Delion: « Oury, donc »

  1. Michel Lecarpentier 25 août 2023 / 12 h 23 min

    Juste une petite demande de rectification de l’orthographe de mon nom Lecarpentier en un seul mot.
    Bien cordialement.
    Dr ML

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