Elisabeth Roudinesco : « En voulant fabriquer des enfants parfaits, on risque de fabriquer de la folie »

L’historienne estime, dans une tribune au « Monde », que la bataille entre Isabelle Filliozat, apôtre de la bienveillance, et Caroline Goldman, adepte de la fermeté, témoigne d’une incapacité à comprendre qu’on élève moins sa progéniture avec des protocoles prétendument « scientifiques » qu’avec sa propre histoire.

Source : Le Monde, 12 mai 2023

Depuis plusieurs mois, les partisans du Fais-toi confiance (JC Lattès, 2005)s’opposent aux adeptes du File dans ta chambre ! (Dunod, 2020), deux slogans émanant de deux femmes, Isabelle Filliozat et Caroline Goldman, qui occupent l’une et l’autre de solides positions sur les réseaux sociaux. Faut-il être bienveillant envers les enfants et les jeunes adolescents au point de tolérer toutes leurs incartades (Filliozat) ou faut-il, au contraire, leur inculquer le sens de l’autorité (Goldman) en mettant des limites à leurs caprices ? Les « permissifs » contre les « autoritaires », la parentalité dite « positive » contre le time out (« relégation punitive ») : deux notions simplistes, tant chacun sait en effet qu’une belle éducation nécessite à la fois une bienveillance qui évite aux enfants des châtiments barbares et une autorité sans laquelle, comme le disait Diderot, ils tordraient le cou à leur père pour coucher avec leur mère.

L’enfance abandonnée, humiliée, punie, battue, abusée relève d’un long martyrologue auquel les plus grands humanistes des Lumières ont tenté de mettre fin : Jean-Jacques Rousseau, Victor Hugo, Sigmund Freud, Henri Wallon, Charlie Chaplin, Maria Montessori, Françoise Dolto… Pourquoi donc cette bataille entre deux femmes qui utilisent l’une et l’autre les nouveaux moyens de communication (podcasts, Instagram, blogs…) ? Essayons d’y voir clair.

Née en 1957, autrice d’une quarantaine de livres, Isabelle Filliozat est issue d’une famille de psychothérapeutes. Titulaire d’une maîtrise de psychologie clinique, qui ne lui permettait pas de s’installer comme psychologue, elle s’est tournée vers des thérapies non homologuées pour exercer le métier de conférencière. Aussi bien met-elle en scène sur YouTube sa souffrance, ses émotions et la détestation de sa mère, qui l’a contrainte dans son enfance à une cure psychanalytique. Mais elle raconte aussi que son grand-père frappait son père à coups de cravache, ayant été lui-même victime de parents violents. C’est donc pour venger cette généalogie de l’humiliation qu’elle a décidé, dit-elle, de se lancer dans une croisade en faveur d’une régénération de l’enfance : ni conflit ni contrainte.

Quintessence du progressisme

Il faut l’entendre raconter les postures d’une fillette de 6 ans qui ne sait pas quel vêtement choisir chaque matin pour aller à l’école : elle met une robe sous laquelle elle enfile un pantalon, aussitôt retiré en faveur d’un pull qui sera à son tour relégué au placard. Travail nécessaire, souligne-t-elle, au bon « développement neurocomportemental » de l’enfant, qui apprendra ainsi à jouir de sa garde-robe sans avoir eu à subir la moindre interdiction. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, le parent « positif » doit être au service de ses chers bambins.

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