Le mythe et l’entrée dans la névrose

Jacob Freud décède en 1896, et son fils, Sigmund est âgé de 40 ans. Il entame une longue introspection, ponctuée par une correspondance soutenue avec Wilhem Fliess : ce que l’on appellera son auto-analyse. Freud prend un soin particulier à analyser ses propres rêves, formations inconscientes s’il en est : « J’ai trouvé en moi, comme partout ailleurs, des sentiments d’amour envers ma mère et de jalousie envers mon père ». Dès lors, Freud abandonne la « Neurotica », qui incriminait la séduction réelle par le père à l’origine de l’hystérie : le fantasme prend le pas sur le traumatisme.

Dans une lettre à Fliess datée du 20 mai 1898, Freud écrit : « Tous les névrosés se forgent ce qu’on appelle un roman familial (qui devient conscient dans la paranoïa). D’une part ce roman flatte la mégalomanie et d’autre part, il constitue une défense contre l’inceste ».

« Le roman familial des névrosés » date de 1909, année de son voyage aux Etats-Unis avec Jung et Ferenczi, et de l’analyse du petit Hans. Il s’agit d’un petit texte de Freud, en préambule du livre d’Otto Rank « Le mythe de la naissance du héros ». Otto Rank était un jeune ouvrier autodidacte que Freud pris sous son aile et qui lui resta toujours fidèle. Dans ce livre, il confronte les récits des origines de quelques héros (Gilgamesh, Moïse, Œdipe, Jésus, etc.) aux fantasmes infantiles : le mythe est l’expression régressive de la révolte contre le père.

Le sentiment d’insatisfaction, inhérent à la condition humaine, de l’enfant l’amène à critiquer ses parents, critiques auxquelles « concourent les plus intenses motions de rivalité sexuelle (…) Ici déjà, se révèle l’influence du sexe, le garçon étant, de beaucoup plus porté à avoir des motions hostiles contre le père que contre la mère, et manifestant une tendance bien plus intense à se libérer de celui-ci que de celle-ci (…) Dans ces motions psychiques de l’enfance nous trouvons le facteur qui nous rend possible la compréhension du mythe ».

Le processus d’individuation de l’enfant se poursuivant, il se sent étranger à ses parents et il élabore un roman familial fantasmatique qui se manifeste inconsciemment dans les jeux puis dans les rêves diurnes, qui sont autant d’expression de désir.

Plus tard, lorsque l’enfant parvient à la connaissance de la différence des sexes, et de l’incertitude de la filiation paternelle, « pater semper incertus est » : c’est le stade sexuel du roman familial, qui révèle plus clairement ses soubassements libidinaux. La mère, virtuellement infidèle, devient l’objet de la curiosité sexuelle suprême.

Le terme de complexe d’Œdipe n’apparaîtra qu’un peu plus tard sous la plume de Freud, en 1910, dans « Contribution à la psychologie de la vie amoureuse ». Mais la conceptualisation même du complexe d’Œdipe ne se forgera qu’à partir des années 20, à partir du thème de la castration.

En 1923, Freud élabore le stade phallique, qui succède aux stades oral et anal : ce n’est pas tant la menace de castration proférée par l’adulte à l’encontre de l’onanisme infantile, mais c’est le réel de la castration maternelle qui introduit le sujet dans l’humanité sexuée.

« Le mythe individuel du névrosé » est une conférence de Jacques Lacan tenue le 4 mars 1953 au Collège philosophique de Jean Walh. Lacan entame son retour à Freud par « une critique de tout le schème de l’Œdipe », il s’agit « d’apporter à ce mythe œdipien, en tant qu’il est au cœur de l’expérience analytique, certaines modifications de structures ». Lacan prend acte des modifications fondamentales de la structure familiale depuis Freud.

La notion de mythe permet le passage du complexe œdipien individuel à une structure discursive, intersubjective, vecteur de vérité. Très influencé par la bible Lévis-Straussienne, « Les structures élémentaires de la parenté » sontparues en 1949, Lacan définit le mythe comme « une geste exprimant d’une façon imaginaire les relations fondamentales caractéristiques d’un certain mode d’être de l’être humain à une époque déterminée (…) Le mythe se manifeste sur le plan social ».

Lacan reprend l’exemple de l’homme aux rats, une des cinq grandes psychanalyses de Freud. Atteint de névrose obsessionnelle, l’homme aux rats doit son surnom à un fantasme qui le terrifie, l’introduction d’un rat affamé dans le rectum du supplicié…

Il se trouve que cette obsession tente de résoudre le conflit intrapsychique qui répète l’histoire même de sa conception au sein du couple parental. Le père, personnage conventionnel et effacé, a fait un mariage avantageux, pécuniairement parlant :  « le prestige est du côté de la mère ». Celle-ci aime taquiner son mari à propos d’une jeune fille pauvre mais jolie, à laquelle il était très attaché avant son mariage.

D’autre part, alors qu’il était sous-officier, le père a dilapidé les fonds du régiment en raison de sa passion pour le jeu. Il ne dut son salut que par l’intervention d’un ami qui lui prêta la somme nécessaire. Le père n’a jamais retrouvé cet ami, et il s’est trouvé dans l’impossibilité d’honorer sa dette.

Le conflit entre la femme riche et la femme pauvre se reproduit dans la vie de l’homme aux rats, lorsque son père le pousse à épouser une femme riche, alors même qu’il s’est épris d’une servante d’auberge. C’est à ce moment-là que se déclenche la névrose.

D’autre part, l’homme aux rats se retrouve lui aussi dans la situation à devoir rembourser une somme qu’il lui avait été prêté. Lors d’une manœuvre militaire, celle-là même où un officier lui raconte le supplice au rat, il perd ses lunettes. Son opticien lui fait parvenir une nouvelle paire, réceptionnée par ce même officier, qui lui indique le lieutenant qu’il doit rembourser.

C’est alors que se déclenche la grande crise obsessionnelle, qui lui fera demander de l’aide à Freud : il doit rembourser la somme pour éviter que le supplice ne soit pratiqué sur ses proches, et notamment son père, pourtant déjà décédé.

L’homme aux rats apprend à la fin de la manœuvre militaire, que ce n’est pas le lieutenant qu’il doit rembourser, mais la dame de la poste. Il élabore alors un scénario complexe et conjuratoire, comme seuls les obsessionnels peuvent inventer, afin de protéger les siens du supplice qui l’obsède : il s’agit de faire rembourser par un lieutenant la somme à la dame de la poste, qui elle-même reversera devant lui à un autre lieutenant, qui lui-même remboursera le premier lieutenant.

Bien sûr, ce scénario est tout à fait impossible, puisqu’il sait bien que c’est à la dame de la poste qu’il doit rembourser la somme. Ce qu’il fera plus tard sur les conseils de Freud…

Ce scénario illustre précisément ce que Lacan appelle « la manifestation du mythe individuel du névrosé, en tant qu’il exprime, sans doute d’une façon fermée au sujet (…) la relation initiale, inaugurale entre le père, la mère et le personnage, plus ou moins effacé dans le passé, de l’ami ».

La névrose de l’homme aux rats relève d’un quatuor : dédoublement de la femme aimée, et étayage du père par un ami disparu. Soit, un système très différent de l’Œdipe traditionnel, trinaire, avec le désir incestueux de la mère et l’interdiction du père. Lacan porte le système quaternaire de l’homme aux rats comme prototype même de l’Œdipe du névrosé.

Le dédoublement du partenaire sexuel, caractéristique de l’obsédé, répète le dédoublement narcissique du stade du miroir, entre le moi imaginaire appréhendé dans le miroir comme autre, comme étranger au sujet, sujet qui est lui, avant tout, sujet à la parole.

D’autre part, dans cette conférence de 1953, Lacan utilise pour la première fois la notion de nom du père. C’est qu’il s’agit pour Lacan de distinguer le père imaginaire du père symbolique : « Le père ne serait pas seulement le nom du père, mais vraiment un père assumant et représentant dans toute sa plénitude cette fonction symbolique, incarnée, cristallisée dans la fonction du père. Il est clair que ce recouvrement du symbolique et du réel est absolument insaisissable, et qu’au moins dans une structure sociale telle que la nôtre le père est toujours, par quelque côté, un père discordant par rapport à sa fonction, un père carrent, un père humilié (…) C’est dans cet écart que gît le quelque chose qui fait que le complexe d’Œdipe a sa valeur, non pas du tout normativante, mais le plus souvent pathogène ».

Avec Lacan, nous passons donc du roman familial, singulier, au mythe qui s’inscrit dans une constellation symbolique, déjà présente, même avant la naissance du sujet, dans le social auquel il a affaire.

« Sur les types d’entrée dans la névrose » date de 1912, Freud est en train de travailler sur « Totem et tabou ». Ce petit texte qui semble anodin recèle quelques convictions précieuses et toujours d’actualité :

  • Ce sont « les destins de la libido », soit de l’énergie sexuelle, qui déterminent la névrose ;
  • La frustration –sexuelle, érotique-, qui endigue la libido, a des effets pathogènes ;
  • De même pour les fixations infantiles, qui inhibent le développement de la libido ;
  • Ainsi que lors de bouleversements psychiques à l’occasion de la puberté, ou de la ménopause, qui augmentent la quantité de libido insatisfaite et, par voie de régression, réactualisent les conflits infantiles.

Moyennant quoi, trois possibilités s’offrent au sujet. C’est là qu’il a en quelque sorte, puisqu’il s’agit d’un processus inconscient, le choix de la névrose :

  • Investir le social, diriger la tension psychique vers le monde extérieur ;
  • Renoncer à la satisfaction directe de la libido par la sublimation ;
  • Introvertir la libido, se détourner de la réalité, se livrer au fantasme qui réveille les désirs infantiles, incompatibles avec le statut actuel du sujet : « Ce conflit est résolu par des formations de symptômes (…) les symptômes qui permettent de retrouver le sol de la réalité représentent des satisfactions substitutives ».

La frustration de la libido, sur laquelle repose la culture, le « vivre ensemble », constitue donc l’étiologie même de la névrose, en tant qu’elle initie le conflit entre le moi et la libido. De ce fait, personne n’y échappe : « il n’existe aucune différence entre les conditions de la santé et celles de la névrose : au contraire les individus en bonne santé ont à se mesurer avec les mêmes tâches de maîtrise de la libido, la différence étant qu’ils y parviennent mieux ».

Nous sommes donc tous pour le moins névrosés, c’est la condition humaine dictée par la pacification nécessaire à la vie collective (cf. « Malaise dans la civilisation »). Cette frustration inhérente à l’être parlant engendre des formations substitutives, en tant qu’elles se substituent à la satisfaction directe de la libido : l’investissement dans le social, la sublimation ou le symptôme. C’est en quoi la cure psychanalytique ne peut guérir de la névrose, mais elle permet de trouver d’autres modalités de satisfaction libidinale que symptomatique.

                                          Christian Colbeaux (27/01/2014)

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