Anna O., la surprise du transfert

Bertha Pappenheim

En allemand, übertragung de über, au-dessus et tragen, porter, supporter : soit, littéralement, porter-dessus. Dans la langue courante, employé pour transmission voire retransmission d’une émission de radio , mais aussi pour transcription, traduction, etc.

En français, transfert selon le Larousse, c’est l’action de transférer, de déplacer quelque chose ou quelqu’un : en Droit, le transfert de propriété par ex., en sport, le changement de club d’un joueur, etc.

L’expression « faire un transfert sur quelqu’un » est une expression assez courante depuis que certaines notions psychanalytiques se sont banalisées. De ce quelqu’un, il s’agit le plus souvent d’une personne en position de savoir : le médecin, l’enseignant, le politique, etc. ; mais aussi de en position de savoir faire ou de savoir y faire, comme le sportif, le chanteur. Le transfert, au sens commun, s’équivaut à l’élan affectif, une certaine admiration voire énamoration.

Mais le transfert, tel qu’il a été découvert et tel qu’il est conceptualiser en psychanalyse répond à une réalité, voire un réel bien plus complexe.

Cette année je vais m’attacher à répondre à ces quelques questions posées par ma petite note d’invitation :

Qu’est-ce que le transfert ?

En quoi y-a-t il une spécificité du transfert en psychanalyse ?

Quelle est la fonction du transfert dans la cure, et en quoi celle-ci est-elle primordiale ?

Qu’est-ce que « le maniement du transfert » par l’analyste, comme le théorise Freud puis Lacan, et en quoi ce « maniement » conditionne les autres éléments de la cure, jusqu’aux interprétations même ?

Dans un premier temps, nous aborderons cette découverte, et même cette invention du transfert par Freud.

Il y a une préhistoire à l’invention de la psychanalyse par Freud, et donc, à la découverte du transfert.

Longtemps , les phénomènes psychiques dits anormaux ont été attribués à la possession diabolique (croyance qui subsiste dans la culture musulmane sous la forme de djinns malfaisants), puis avec la naissance de la médecine moderne, à des lésions ou des dégénérescences organiques (hypothèses toujours en cours, réactualisées par la génétique et l’imagerie cérébrale).

Fin XVIIIème, début XIXème, un certains nombre de symptômes, que l’on qualifiera plus tard de névrotiques, peuvent être contrecarrer par l’intervention de la personne même du médecin.

Il s’agit d’abord, des magnétiseurs, héritiers d’anciennes traditions paysannes, qui subsistent d’ailleurs encore aujourd’hui dans nos contrées.

Mais c’est surtout l’hypnotisme, qu’enseignait le médecin allemand Mesmer (Franz Anton, 1734-1815), qui va régner au XIXème siècle. Chef de file de l’Ecole du magnétisme animal, Mesmer qui travaillait avec des aimants (sic), prétendait restaurer l’équilibre des fluides dans le corps malade, conservant donc une origine physiologique aux troubles (un fluide physique emplit l’univers, servant d’intermédiaire entre l’homme, la terre, les corps célestes et les hommes entre-eux : le « new age » et les médecine alternatives n’ont rien inventé !).

Un magnétiseur français, Puységur (Amand Marie Jacques de Chastenet, 1751-1825), suggère que le magnétiseur n’est qu’un vecteur pour les malades, qui sont leurs propres médecins. Ce qui peut apparaître comme une première formulation du principe transférentiel.

1885, Freud désespère de trouver la renommée grâce à ses travaux de laboratoire en neurologie. Il obtient une bourse afin de suivre l’enseignement de Charcot (Jean Martin, 1825-1893) à la Salpêtrière, du 11 octobre 1885 au 28 février 1886. C’est alors le triomphe de l’hypnotisme et de sa mise en scène avec des hystériques.

Quand Freud s’installe à Vienne en 1886, il pratique l’électrothérapie selon l’enseignement du médecin allemand Wilhelm Erb (1840-1921) : il s’agit d’utiliser des courants de faible puissance sur les zones corporelles douloureuses ou paralysées (pratique toujours en vigueur, perfectionnées sous le nom de TENS ou neurostimulation électrique transcutanée à visée antalgique par exemple). Freud déchante rapidement : Mes succès du traitement électrique – quand il en est – ne sont dus qu’à la suggestion médicale.

Par contre, il se passionne pour l’hypnose : Le travail au moyen de l’hypnose était fascinant. L’été 1889, Freud se rend à Nancy, suivre l’enseignement de l’Ecole de Liébault (Ambroise Auguste, 1823-1904) et Bernheim (Hyppolite, 1940-1919), Ecole de Nancy concurrente de celle de la Salpêtrière : C’est là que je reçu les plus fortes impressions relatives à la possibilité de puissants processus psychiques demeurés cependant cachés à la conscience des humains.

Freud adapte l’hypnose à sa sauce : Dès l’origine, j’ai fait un autre emploi de l’hypnose que la suggestion hypnotique. Je m’en servais pour explorer l’âme du malade relative à l’histoire de sa maladie. Inscription du symptôme dans l’histoire du sujet, donc.

Freud rencontre Breuer (Josef, 1842-1925) à la fin des années 70 à l’Institut de physiologie dirigé par Ernst von Brücke. Médecin viennois s’intéressant particulièrement à l’hystérie, Breuer fut sans doute à l’origine de la carrière de Freud, son mentor, son premier confident.

Breuer a inventé la méthode cathartique, dérivée de l’hypnose : une fois le patient hypnotisé, Breuer lui pose des questions lui faisant revivre les événements douloureux de son histoire. Une fois réveillé, le patient se souvient de tout ce qu’il a dit et les symptômes hystériques disparaissent.

Le cas princeps de la méthode cathartique concerne Bertha Pappenheim (1859-1936), Anna O., le 1er cas clinique relaté dans les  Etudes sur l’hystérie  que firent publié Freud et Breuer en 1895.

Breuer soigna assidûment cette jeune fille d’une famille juive puritaine de décembre 80 à juin 82. Cette brillante jeune fille de 21 ans, cultivée et énergique, développe de nombreux symptômes hystériques à l’annonce de la maladie mortelle de son père, auquel elle était particulièrement attachée. Chaque soir, Anna O., racontait sa journée, les différents symptômes dont elle souffrait. Un jour, Anna O. raconta en détail les circonstances d’apparition d’un symptôme, et à leur grand étonnement, celui-ci se dissipa au moins temporairement. Anna O. proposa de nommer ce procédé « talking cure », ou « ramonage de cheminée » : Freud ne pût s’empêcher d’entendre dans cette dernière expression une métaphore sexuelle. Anna O. venait d’inventer sans le savoir la règle des associations libres.

Breuer se consacrait tant aux soins d’Anna O. que son épouse, jalouse, le lui reprocha vertement. Alors que l’état de santé de sa patiente s’était grandement amélioré, Breuer mit fin du jour au lendemain à ses soins. Le soir même, il est rappelé en urgence et trouve Anna O. dans un état de confusion mentale, en proie à d’importantes crampes abdominales. Comme il l’interroge sur l’origine de ces troubles, Anna o. lui répond : C’est l’enfant que j’ai du Dr Breuer qui arrive.

Sur ce, Breuer s’éclipse, confie sa patiente à un confrère, part en voyage avec madame et… lui fait un enfant.

Lorsque Breuer rapporte à Freud cette mésaventure, Freud lui confie avoir vécu une situation similaire : Comme ce jour-là je venais de délivrer de ses maux l’une de mes plus dociles patiente, chez qui l’hypnose avait permis les tours de force les plus réussis, en rapportant ses crises douloureuses à leurs causes passées, ma patiente en se réveillant me jeta les bras autour du cou. L’entrée inopinée d’une personne de service nous évita une explication embarrassante, mais, par un commun accord, nous renonçâmes dès ce moment à poursuivre le traitement par hypnose. Je gardai le tête assez froide pour ne pas porter ce hasard au compte d’un charme personnel irrésistible, et pensai avoir désormais saisi la nature de l’élément mystique qui était à l’œuvre derrière l’hypnose. Pour le mettre hors circuit, ou tout au moins l’isoler, il fallait renoncer à l’hypnose.

Le transfert surgit donc par surprise chez ces 2 pionniers de l’exploration des phénomènes psychiques à l’origine des symptômes névrotiques. Breuer prend la fuite, Freud s’attachera à en comprendre le mécanisme. C’est ainsi que la psychanalyse se distingue par la prise en compte du transfert et de ses effets, là où toute autre psychothérapie tend à l’éliminer, ou à tout le moins, à en faire l’économie.

Freud abandonne l’hypnose à la fin des années 90 : la relation affective personnelle était plus puissante que le traitement cathartique, et justement ce facteur se soustrayait à notre maîtrise (…) Mes malades devaient tout savoir de ce que l’hypnose seule rendait accessible, et mes affirmations et sollicitations soutenues par quelque imposition des mains, devaient avoir le pouvoir de ramener à la conscience les faits oubliés (…) J’abandonnais donc l’hypnose et je n’en conservais que la position du patient, couché sur un lit de repos, derrière lequel je m’assis.

Lacan dira à propos d’Anna O. qu’elle fut l’inventeur de la psychanalyse (L’identification, 14/03/1962). Il souligne également qu’elle a permit la découverte du transfert, de sorte que le pseudocyesis qu’elle présente à Breuer confirme sa théorie, selon laquelle le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre : le pseudocyesis est la manifestation du désir de Breuer, qui s’empresse d’ailleurs d’engrosser son épouse (4 concepts, 29/04/1964). Moyennant quoi, dixit Lacan, le transfert, c’est le désir de l’analyste.

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