La très grande souffrance de la psychiatrie française

Source : Le Monde, 17/07/20

La demande des patients explose et l’offre dysfonctionne : la pandémie a aggravé les maux chroniques des hôpitaux psychiatriques. La profession est divisée sur les raisons de la crise comme sur les remèdes.

La demande des patients explose et l’offre dysfonctionne : la pandémie a aggravé les maux chroniques des hôpitaux psychiatriques. La profession est divisée sur les raisons de la crise comme sur les remèdes.

La catastrophe annoncée n’a pas eu lieu. Alors que les plus pessimistes, aux premiers jours du confinement instauré pour lutter contre l’épidémie de Covid-19, prévoyaient une prise en charge ingérable des malades psychiatriques, la mobilisation des professionnels a permis de limiter les dégâts. De fait, les établissements psychiatriques ont réorganisé leurs services et le circuit des admissions de telle sorte que l’épidémie de Covid est restée contrôlable, et aucun « tri de patients » n’a été nécessaire pour cause d’indisponibilité de lits. Mais le pire reste sans doute à venir.

Ruptures de soins durant le confinement (10 % des malades auraient été perdus de vue), isolement social accru, discours alarmiste sur la crise sociale à venir : l’effet boomerang que redoutent les professionnels de santé commence déjà à se faire sentir.

En Ile-de-France, Auvergne-Rhône-Alpes et Nouvelle-Aquitaine, les patients affluent aux urgences psychiatriques. Dans le département de Seine-Saint-Denis, sous tension maximale, les lits manquent pour hospitaliser des malades en grande demande. « De la souffrance psychique est née dans la population confinée et les besoins de soins ont globalement augmenté », constate le délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie, Franck Bellivier. Et de nouveaux patients sans antécédents psychiatriques pourraient se présenter à la rentrée, souffrant en contrecoup de stress post-traumatique ou d’épisodes dépressifs. De quoi aggraver encore la souffrance de la psychiatrie française, grande malade de la santé publique en France.

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Annick Outters & Marion Whyte : lettres d’une schizophrène à ma psy

Marion et moi faisons connaissance quand elle a 17 ans. Elle vient de faire une tentative de suicide. Je suis psychologue, psychanalyste. Nous ne pouvions prévoir que quelques vingt ans plus tard nous écrirons un livre.
Elle parle un peu de Lucifer et beaucoup de la mort, aime les lettres, écrit des poèmes et dessine des anges. Ils ne sont pas des anges gardiens mais habitent l’enfer et je ne les vois pas, alors pour me les lire, elle ne cesse de m’écrire … et je m’exclame : C’est beau !
Bien plus tard, un psychiatre lui a dit qu’elle était schizophrène. Nous livrons ici ce que de cette vie là, de ce chemin particulier, Marion souhaite porter témoignage.
« La schizophrénie, on peut la faire danser. »


Éditions Borromées

Distribution L’Harmattan

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Didier Fassin : « On a remplacé la prévention défaillante par une forme de politique sanitaire avec un confinement rigoureusement contrôlé »

Source : Le Monde, 26/05/20

La plupart des gouvernements du monde ont choisi de mettre en œuvre des mesures draconiennes sans précédent pour éviter la progression de l’infection. Quel sens donner à ce choix ?

Il faut noter que les mesures ont été d’autant plus draconiennes que les pouvoirs publics n’étaient pas préparés et que leurs réponses ont été tardives. On a alors fait rattraper aux citoyens le temps perdu par leurs gouvernants, et on a remplacé la prévention défaillante par une forme de police sanitaire avec un confinement rigoureusement contrôlé. C’est dans ces pays que l’interruption de l’activité économique et sociale a, en général, été la plus brutale et la plus radicale. Mais même là où l’épidémie a été mieux gérée, il y a eu une cessation de cette activité.

Le phénomène est sans précédent. Il se paie d’un double sacrifice. Il y a d’abord une suspension partielle, et variable selon les contextes, de l’Etat de droit, qui va bien plus loin que les restrictions à la circulation, puisqu’elle touche l’équilibre entre les pouvoirs, la possibilité de manifester ou même de protester, le simple droit à mourir dans la dignité. Il y a ensuite une crise économique et sociale, qui se traduit par une récession, une montée du chômage, une austérité à venir et un très probable accroissement des inégalités qui vont laisser des traces d’autant plus profondes que les économies étaient fragiles et que l’Etat social était réduit. Or ce double sacrifice n’a qu’une raison d’être : sauver des vies, ou ce qui revient au même ici, éviter des morts. C’est une politique humanitaire. Conduite à l’échelle de la planète avec un coût aussi élevé, elle n’a pas d’équivalent dans l’histoire. Elle révèle la valeur supérieure accordée par nos sociétés à la vie, entendue comme vie simplement physique, ou même biologique. Que nous soyons prêts à tant de renoncements, imposés du reste de façon très inégale, devrait questionner.

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« Je ne crois pas aux déclarations du genre « rien ne sera plus jamais comme avant » – Michel Houellebecq

Source : France-Inter, 05/05/20

EN UN PEU PIRE

Il faut bien l’avouer : la plupart des mails échangés ces dernières semaines avaient pour premier objectif de vérifier que l’interlo­cuteur n’était pas mort, ni en passe de l’être. Mais, cette vérification faite, on essayait quand même de dire des choses intéressantes, ce qui n’était pas facile, parce que cette épidémie réussissait la prouesse d’être à la fois angoissante et ennuyeuse. Un virus banal, apparenté de manière peu prestigieuse à d’obscurs virus grippaux, aux conditions de survie mal connues, aux caractéristiques floues, tantôt bénin tantôt mortel, même pas sexuellement transmis­sible : en somme, un virus sans qualités. Cette épidémie avait beau faire quelques milliers de morts tous les jours dans le monde, elle n’en produisait pas moins la curieuse impression d’être un non-événement. (…)

Sur la peste on a eu beaucoup de choses, au fil des siècles, la peste a beaucoup intéressé les écrivains. Là, j’ai des doutes. Déjà, je ne crois pas une demi-seconde aux déclarations du genre « rien ne sera plus jamais comme avant ». Au contraire, tout restera exactement pareil. Le déroulement de cette épidé­mie est même remarquablement normal. L’Occident n’est pas pour l’éternité, de droit divin, la zone la plus riche et la plus développée du monde ; c’est fini, tout ça, depuis quelque temps déjà, ça n’a rien d’un scoop. Si on examine, même, dans le détail, la France s’en sort un peu mieux que l’Espagne et que l’Italie, mais moins bien que l’Allemagne ; là non plus, ça n’a rien d’une grosse surprise.

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Soignants : c’est ça, se réinventer ?

Source : Libé, 15/05/20

On allait voir ce qu’on allait avoir. Macron avait promis pas moins que de se réinventer. Il avait expliqué que le «monde d’après» n’aurait rien à voir avec celui d’avant. Que rien n’était tabou. Il avait même évoqué les «jours heureux» qui reviendraient, et tous ceux qui savent à quoi font référence ces mots s’étaient interrogés. Il ne va pas oser quand même ? En guise de réinvention, on a droit une énième fois à Sibeth Ndiaye, sorte de mètre étalon du mensonge décomplexé, annonçant qu’une médaille de l’engagement face à l’épidémie serait attribuée «à tous les Français qui auront été en première ligne». Une médaille ? Une fucking médaille ? Une prime aux hospitaliers, une incitation des salariés à leur refiler leurs RTT, une médaille, un Chocapic, une branlette et dodo ? C’est ça, la réinvention, Président ? On se croirait pendant la Première Guerre mondiale. Nous, les soignants, la piétaille, nous nous sommes retrouvés au front sans armes, sans protections, soumis aux directives ubuesques, aux injonctions contradictoires de nos chefs. Beaucoup d’entre nous ont été contaminés, tous ont souffert, certains sont morts. Je le répète, ce ne sont pas des héros, pas des martyrs. Ce serait trop commode pour vous. Les héros, on leur file une médaille, une prime, ils saluent et retournent à l’anonymat. Les martyrs, on leur file une médaille à titre posthume, on checke avec le coude leur veuve éplorée, leurs enfants, et on les renvoie à leur infini chagrin. Et normalement, ça se passe bien. Loin à l’arrière, n’ayant rien su de ce qui se passait au front, impatient de reprendre le cours d’une vie normale, le peuple en liesse applaudit, puis oublie.

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Etienne Balibar : « Nous ne sommes égaux ni devant le risque ni devant les mesures prises pour le conjurer »

Le philosophe marxiste a bâti une pensée qui lui permet d’affronter la crise sanitaire actuelle et celle, économique et sociale, qui vient. Les deux premiers volumes de ses œuvres complètes, parus récemment, en témoignent. « Histoire interminable. D’un siècle l’autre. Ecrits I », et « Passions du concept. Epistémologie, théologie et politique. Ecrits II », d’Etienne Balibar, La Découverte, « L’horizon des possibles », 308 p. et 276 p., 22 € ; numérique 16 € chacun

Comment un homme comme vous, profondément imprégné par la culture politique marxiste, fait-il face à l’actuelle pandémie ? La question sociale est-elle chassée par la question virale ?

Voilà une jolie alternative, presque un sujet de bac ! Pour moi, ce que la « question virale » a de plus frappant, c’est bien sûr les souffrances dont elle s’accompagne, mais aussi l’urgence qu’elle confère au problème de l’immunité qui traverse toutes les barrières nationales ou sociales. Mais il y a un autre recoupement : c’est la vulnérabilité différentielle de nos sociétés à la pandémie. Nous ne sommes égaux ni devant le risque ni devant les mesures prises pour le conjurer. Les inégalités, dramatiquement accentuées, se transforment en différences anthropologiques, c’est-à-dire en clivages à l’intérieur de l’espèce humaine.

Parmi les pertes de repères que provoque cette pandémie, il y a ce sentiment que vous évoquez dans le premier volume de vos « Ecrits » : l’histoire n’est pas finie, elle continue, mais en étouffant la politique…

Même s’il n’y avait plus de politique au sens fort du terme, le temps passerait toujours… Mais notre conception du temps est en train de changer. Avec l’idée d’anthropocène et les dévastations qu’elle annonce, nous prenons conscience que le temps historique et le temps géologique ne sont pas séparés. Aux XIXe et XXe siècles, le climatique et le biologique faisaient partie de ce que les économistes appellent des « externalités ». Si nous voulons garder quelque chose de cette fusion de l’histoire et de la politique, il faut donc que celle-ci devienne une biopolitique et une cosmopolitique.

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Un courrier de Roland Gori

 

Source : L’Appel des Appels

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Chers tous,

Aujourd’hui nous avons la peste, ou plutôt le Covid-19 provoqué par le SARS-CoV-2, – à croire que même les virus se convertissent à l’informatique -, et y perdent la simplicité des mots que l’on garde en mémoire et qui fondent les mythes. Tout le monde connait « la peste ». Qui se souviendra longtemps de cette saloperie de SARS-CoV-2 ? Il faut dire que ce sont les hommes qui nomment leurs malheurs, leurs peines et leurs joies. Et ces hommes, actuellement ont une fâcheuse tendance à « barbariser » la langue en la convertissant au numérique. Ce numérique ne le diabolisons pas trop quand même. C’est grâce à lui aussi que nous vous écrivons, que nous poursuivons une partie de nos activités, et que demain, peut-être il contribuera à nous soigner, à nous dépister et à nous alerter. La langue numérique, comme toute langue, est, comme disait Esope, la pire et la meilleure des choses. Ce sont les hommes qui en décident ainsi, qui en font la meilleure ou la pire des choses. A force de numériser le monde pourrions-nous nous voir condamnés à ne nous mouvoir que dans ses sphères digitales ? Serions-nous condamnés à mourir infectés par cette petite merde monocaténaire de forme elliptique mesurant en moyenne de 60 à 140 Nm ou voués à ne vivre que comme des hikikomori japonais dans nos écrans numériques ?

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Témoignage de Bruno Canard, virologue au CNRS

Source : Sauvons l’Université

corona

Je suis Bruno Canard, directeur de recherche CNRS à Aix-Marseille. Mon équipe travaille sur les virus à ARN (acide ribonucléique), dont font partie les coronavirus. En 2002, notre jeune équipe travaillait sur la dengue, ce qui m’a valu d’être invité à une conférence internationale où il a été question des coronavirus, une grande famille de virus que je ne connaissais pas. C’est à ce moment-là, en 2003, qu’a émergé l’épidémie de SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) et que l’Union européenne a lancé des grands programmes de recherche pour essayer de ne pas être pris au dépourvu en cas d’émergence. La démarche est très simple : comment anticiper le comportement d’un virus que l’on ne connaît pas ? Eh bien, simplement en étudiant l’ensemble des virus connus pour disposer de connaissances transposables aux nouveaux virus, notamment sur leur mode de réplication. Cette recherche est incertaine, les résultats non planifiables, et elle prend beaucoup de temps, d’énergie, de patience.

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Byung-Chul Han : « La révolution virale n’aura pas lieu »

Source : Le Monde, 5-6 avril 2020
Topologie-de-la-violence

Source : Libé, 06/04/20

Le philosophe allemand d’origine sud-coréenne Byung-Chul Han met en garde les Européens qui saluent les stratégies numériques mises en place par des pays asiatiques pour lutter contre la maladie. Le prix à payer est souvent exorbitant. Le virus n’a pas fait ralentir le capitalisme, mais il l’a mis en sommeil. L’Europe adoptera-t-elle un régime de surveillance numérique permanente à la chinoise ?

Tribune. Le coronavirus est un test système pour le logiciel étatique. Il semble que l’Asie parvient beaucoup mieux à juguler l’épidémie que ses voisins européens : à Hongkong, Taïwan et Singapour, on compte très peu de personnes contaminées et, pour la Corée du Sud et le Japon, le plus dur est passé. Même la Chine, premier foyer de l’épidémie, a largement réussi à endiguer sa progression. Depuis peu, on assiste à un exode des Asiatiques fuyant l’Europe et les Etats-Unis : Chinois et Coréens veulent regagner leur pays d’origine où ils se sentiront plus en sécurité. Le prix des vols explose, et trouver un billet d’avion pour la Chine ou la Corée est devenu mission impossible.

Et l’Europe ? Elle perd pied. Elle chancelle sous le coup de la pandémie. On désintube des patients âgés pour pouvoir soulager les plus jeunes. Mais l’on constate aussi qu’un actionnisme dénué de sens est à l’œuvre. La fermeture des frontières apparaît comme l’expression désespérée de la souveraineté des Etats, alors que des coopérations intensives au sein de l’Union européenne auraient un effet bien plus grand que le retranchement aveugle de ses membres dans leur pré carré.

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Jean-Pierre Lebrun : « L’immonde coronavirus »

Immonde

« Et s’il nous fallait avoir le courage de regarder les choses en face et de reconnaître que le monde sans limite auquel nous « collaborons » depuis près d’un demi-siècle ne pouvait qu’aboutir à produire cet « immonde sans limite » dont nous nous lamentons aujourd’hui. (…) Nous sommes confrontés actuellement aux conséquences d’un raz-de-marée en profondeur dont l’origine serait l’estompement dans le discours sociétal, voire même l’effacement, de la négativité inscrite dans la condition de l’être parlant. [1]»

Ces deux phrases qui commencent mon dernier livre « Un immonde sans limite » paru il y a deux mois, – près de vingt-cinq ans après avoir publié « Un monde sans limite » – se sont retrouvées tragiquement rejointes par l’actualité. Car le coronavirus peut être lu comme une figure de l’immonde, : comme le retour dans le réel de cette limite que notre monde postmoderne s’est évertué à faire disparaître dans le symbolique.

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